J’ai fini quand même par m’en aller, parce qu’une voiture de Police m’avait vu et avait ralenti. J’ai fait un détour par la Vieille Ville et je suis remonté vers le Jardin de la Gare des Autobus. Je pensais que je pourrais m’allonger sur un banc et dormir.
Dans le jardin, il y avait toi et le type américain. Quand je vous ai reconnus, je m’en suis foutu, parce qu’il faisait noir et que vous aviez l’air d’être bien. Je me suis assis à côté de vous et j’ai commencé à vous raconter des histoires. Je ne me souviens plus de ce que c’était, des calembours, des contes de fantômes, ou des phrases sans suite. Il me semble que je vous ai parlé de mon arrière-grand-père qui était gouverneur à Ceylan. Je ne sais plus. L’Américain a allumé une cigarette américaine en attendant que je m’en aille. Mais je n’avais pas envie de partir. Je t’ai demandé encore 1 000 francs. Michèle m’a dit qu’elle m’avait assez donné pour cette fois; j’ai répondu qu’elle ne m’avait pas rendu l’imperméable que je lui avais prêté, et qu’il valait sûrement plus de 5 000.
Michèle, tu t’es mise en colère et tu m’as dit de foutre le camp. J’ai dit en riant, donne-moi 1 000 francs. L’Américain a jeté sa cigarette et a dit,
«Now, c’mon, git off»
J’ai répondu un juron américain. Michèle a eu peur, et m’a donné les 1 000 francs. L’Américain s’est levé et a répété: «Hey, git off». J’ai redis le même juron. Michèle a menacé d’appeler la police.
Mais l’Américain a dit que ce n’était pas la peine, qu’il allait s’arranger tout seul. Je voyais trouble. Il m’a forcé à me lever du banc et m’a poussé en arrière. Je suis revenu sur lui, toujours en racontant des histoires; je disais n’importe quoi, je ne me rappelle plus les mots. Je crois que je lui parlais de l’histoire de l’imperméable, qu’il coûtait 10 000 francs, qu’il était doublé en moleskine, et aussi de tout ce qu’on avait fait, cette fois-là dans la montagne. Michèle a commencé à partir en disant qu’elle allait chercher la police. Le Poste était juste de l’autre côté du Jardin.
L’Américain n’avait rien compris de ce que j’avais raconté, parce que j’avais parlé très vite, et à voix étouffée.
Il est revenu vers moi pour me pousser encore en arrière, mais je me suis accroché aux revers de son col. Alors il m’a envoyé un premier coup à gauche du menton, puis un autre, sous l’œil. J’ai essayé de lui donner un coup de pied dans l’aine, mais je l’ai manqué. Alors il s’est mis à me tabasser, sur la figure et dans le ventre, à coups de poing et de genou. Jusqu’à ce que je tombe par terre sur le gravier de l’allée. Il ne s’est pas arrêté là. Il a pose ses deux genoux gras sur ma poitrine, et il a tapé de toutes ses forces sur ma figure. Il m’a presque assommé, et il m’a cassé une dent de devant; en la cassant, il a dû se faire mal au poing, parce qu’il s’est aussitôt arrêté. Il s’est relevé en soufflant, puis il est parti du jardin en appelant Michèle.
Au bout d’un moment, j’ai réussi à me redresser et j’ai marché à quatre pattes jusqu’au banc. Je me suis assis et j’ai essuyé ma figure avec un mouchoir; à part ma dent cassée, je ne sentais rien, mais je saignais beaucoup. Il avait dû m’envoyer un coup de poing sur le nez. En tout cas, j’avais les deux yeux gros comme des oranges. En essuyant le sang, je bougonnais tout bas; j’étais encore un peu saoul, et je ne savais dire autre chose que:
«À cause de ce salaud, il va falloir que j’aille chez le dentiste, à cause de ce salaud, il va falloir que je dépense 2 000 francs chez le dentiste.»
Pas plus de cinq minutes plus tard, j’ai vu l’Américain et Michèle qui revenaient dans le Jardin avec un flic. J’ai eu juste le temps de m’en aller à travers les broussailles et de sauter par-dessus la haie. Je suis retourné dans la Vieille Ville, et je me suis lavé la figure et les mains sous une fontaine. J’ai fumé une cigarette pour me reposer. Ma dent commençait à m’élancer; elle était à moitié cassée et j’avais l’impression que le nerf avait poussé hors de l’émail comme une herbe. J’ai pensé, il faut que je rentre chez moi, dans la villa abandonnée en haut de la colline.
Je suis retourné le plus vite que j’ai pu. En passant devant l’église du Port, j’ai vu qu’il était cinq heures moins vingt-cinq. Il y avait des voitures qui passaient avec leurs phares allumés, et des bêtes partout qui poussaient de drôles de cris, par paires. Je pensais tout le temps: «J’ai vomi deux fois et demain il faut que j’aille chez le dentiste, le dentiste-dentiste.» Je pensais tout le temps au fauteuil de cuir, et aux manettes d’acier qui tournoient dans l’odeur fade de l’amalgame, dans le carré frais d’air évaporé, très sanitaire.
[
]
Ici 3 pages du cahier ont été arrachées. Une quatrième porte un dessin qui représente une sorte de ville vue d’avion. Les rues ont été faites au crayon à bille. Une tache rouge, semblable à un Square, a été produite en appliquant sur le papier un pouce plein de sang provenant d’un bouton écorché. On a écrasé un mégot en bas de la feuille, à gauche. Avec une certaine minutie, dirait-on, et très complaisamment, comme le témoigne un cil tombé du bord d’une paupière par suite d’un penchement trop prolongé de la tête vers la feuille de papier. On peut calculer qu’il s’est passé un laps de temps d’environ trois ou quatre jours entre la page qui précède et la page qui suit les feuillets manquants. Cette page est la dernière du fameux cahier d’écolier jaune. Elle ne comprend que quelques lignes, écrites, elles aussi, au crayon à bille. Le bas de la feuille a été déchiré; il y a beaucoup de ratures: les unes permettant encore de lire les mots, les autres les dissimulant complètement. Certains mots se sont trouvés tronçonnés, du fait du dérapage du crayon à bille sur le papier graisseux.
Dimanche matin, ma chère Michèle,
Michèle et l’Américain ont dû porter plainte à la police et dénoncer ma cachette. Très tôt ce matin, j’ai été réveillé par du bruit; j’ai eu peur, je me suis levé et j’ai regardé par la fenêtre. J’ai vu deux ou trois types qui montaient à travers la colline sans rien dire. Ils marchaient vite, et de temps à autre ils regardaient vers la villa. J’ai pensé tout de suite que c’étaient des flics, en tout cas, j’ai eu juste le temps de prendre deux ou trois trucs, et de sauter par la fenêtre. Ils ne m’ont pas vu parce qu’il y a devant la fenêtre des plants de rosiers de haricotsde rosiers. J’ai remonté un peu la pente, au-dessus de la maison, puis j’ai obliqué à gauche et je suis redescendu le long d’un torrent à sec. Je ne suis pas passétrès loin d’eux et à un moment j’ai vu leurs silhouettes qui escaladaient entre les taillis
de ronces. Je faisais attention à ne pas faire de bruit en éboulant les cailloux.
des tas.
J’ai rejoint la route; j’ai commencé par marcher sur le talus, puis je suis descendu sur la chaussée. Il n’y avait pas longtemps que le soleil s’était levé; on voyait un peu la mer, à gauche, entre les pins. On suffoquait dans l’odeur de résine et d’herbe. Alors j’ai marché doucement, comme si je me promenais. Après cinq cents mètres, j’ai trouvé un bout de chemin qui descendait vers les plages et je l’ai suivi. Je pensais qu’il valait mieux ne pas continuer sur la grand-route, parce que les flics me reconnaîtraient sûrement s’ils passaient en voiture. J’avais oublié ma montre dans la villa, mais le soleil marquait huit heures, pas plus. J’avais faim et soif.
Читать дальше