«Je vous salue Marie
Pleine de Grâces
Le Seigneur est avec Vous
etc.»
Un type italien, assis sur un banc, sort un paquet de cigarettes italiennes de sa poche. Le paquet est aux trois quarts vide, si bien que le nom, «Esportazione» se dépare de sa richesse et flotte sur les flancs du papier comme un fanion flapi. Il sort une cigarette, et ce qu’on pouvait attendre arrive: il fume. Il regarde les seins d’une jeune fille qui marche. Les pull-overs collants, genre marinier, qu’on vend à Prisunic. Deux seins.
À force de blocs, d’immenses rectangles gris, de ciment sur ciment, et de tous ces lieux anguleux, on passe vite d’un point à un autre. On habite partout, on vit partout. Le soleil s’exerce sur le granule des murs. À force de cette série de villes anciennes et nouvelles, on est planté en plein dans le tumulte de la vie: on vit comme dans des milliers de bouquins accumulés les uns sur les autres. Chaque mot est une incidence, chaque phrase une série d’incidences du même ordre, chaque nouvelle une heure, ou plus, ou moins, une minute, dix, douze secondes.
Avec les mouches qui volent autour de sa tête, et ce cri d’enfant ébouillanté qui sort d’au fond des cours. Mathias essaie d’écrire son roman policier. Il écrit à la main, sur du papier d’école.
«Joséphime arrêta la voiture:
— tu veux descendre ici?
— Ok, sonny, dit Doug.
À peine descendu, il le regretta.
— T’aurais mieux fait de ne pas faire le con.
La belle Joséphime avait sorti un petit revolver incrusté d’argent, merveille d’orfèvrerie belge, et maintenant elle dirigeait le museau de l’arme droit sur l’estomac de Doug.
Si c’est pas malheureux, pensa Doug, les femmes se mettent aussi à vouloir me canarder. Et mon fameux sex-appeal, alors?
— Alors, qu’est-ce qui va se passer, maintenant? ricana Doug; tu sais, j’ai une assurance-vie.
— J’espère pour ta veuve qu’elle est de taille, dit Joséphime.
Et elle pressa sur la détente.»
et Douglas Dog mourut, ou ne mourut pas.
Mais on voit toujours pas mal de vignes vertes, bleues de sulfate, à travers beaucoup de fenêtres. Les enfants ramassent des escargots dans les petits sentiers, au soleil: les gastéropodes se sont tapis dans leurs coquilles, confiant aveuglément leurs vies aux minces joints de bave caoutchoutée qui font ventouse sur les tiges des lauriers. Les terrasses des cafés sont pleines: au Café Lyonnais, sous des lambris rouges, les gens se sont assis et parlent.
À la plage peut-être?
Garçon, un bock. Un bock.
Un bock.
Billets pour la Loterie Nationale! À qui le gros lot?
Pas à moi merci.
Garçon un vin rosé.
Un vin rosé oui monsieur.
Voilà.
Combien?
Un franc vingt monsieur.
Tenez, service compris.
Oui monsieur.
Merci.
Jean on se met où?
J’ai vu M. Maurin hier et savez-vous ce qu’il m’a dit?
Ah oui c’est un numéro.
Jamais. C’est impossible parfaitement impossible.
Après ça en tout cas moi je m’en vais faire mes courses hein j’ai pas mal de choses à acheter le beurre la viande le ruban pour la robe de chambre…
On s’en va? Garçon?
Mais qu’est-ce que ça peut foutre, je vous le demande qu’est-ce que ça peut bien foutre alors alors il m’a dit tout de même… Mais qu’est-ce que ça peut lui foutre hein qu’est-ce?
Le café est un bel établissement où le rouge sombre domine, aussi bien sur les tables que sur les murs; les tables, toutes rondes, sont placées géométriquement sur le trottoir, au point que, par journées de soleil, le store étant tiré, l’on pourrait croire voir du deuxième étage de l’immeuble, les pions d’un jeu de dames monochromique disposés avant la bataille. Sur les tables, les verres sont simples, et portent parfois sur leurs bords, une tache demi-lunaire de crème Chantilly et de rouge à lèvres mêlés.
Les garçons sont habillés de blanc: à chaque commande, ils apportent sur les tables en même temps que les verres, des soucoupes de couleurs différentes, selon le prix de la consommation; les hommes et les femmes boivent, mangent, parlent, sans faire de bruit: les garçons, aussi, glissent en silence, des plateaux vides ou pleins à la main, des torchons sous le bras gauche, avec des ondulations de nageurs de fond. Le bruit vient surtout de la rue; il est multiple quoique de sa diversité même il parvienne à former un ensemble riche et d’une tonalité sensiblement monophone, comme, entre autres, le bruit de la mer, ou le froissement continu de la pluie: une seule note audible à laquelle viennent s’ajouter des millions de variantes, de tonalités, de modes d’expression; talons des femmes, klaxons, moteurs des autos, motos, et autocars. Un la donné par tous les instruments d’un orchestre, simultanément.
Le mouvement matériel est unique: les masses grises des voitures qui font la chaîne au fond du paysage. Il n’y a pas de nuages dans le ciel, et les arbres sont parfaitement immobiles, comme faux.
Le mouvement animal, au contraire, est à son comble: le long du trottoir, les promeneurs et les piétons marchent; les bras se balancent, s’agitent; les jambes se tendent, reçoivent le poids du corps, à peu près 80 kilos, et fléchissent un instant, puis deviennent des leviers sur lesquels le reste du corps décrit une infime parabole. Les bouches respirent, les yeux roulent rapidement dans leurs orbites humides. Les couleurs se mobilisent et atténuent leurs propriétés purement picturales; le blanc, en bougeant, s’animalise. Le noir se négrifie.
C’est de tout cela qu’il tire sa douceur, son mépris un peu sinueux, un peu aigre, comme s’il avait inventé la lune ou écrit la Bible.
Il marche dans les rues et ne voit rien. Il longe des squares entiers, des boulevards entiers, désertés, bordés de platanes, de marronniers, il passe devant de vraies préfectures, des mairies, des cinémas, des cafés, des hôtels, des plages et des arrêts d’autobus. Il attend des copains, des filles, ou personne; souvent ils ne viennent pas et il est fatigué d’attendre. Il ne cherche pas de raisons, rien de cela ne l’intéresse, et peut-être qu’après tout cela ne le regarde pas. Alors il recommence à marcher tout seul, le soleil s’éparpille à travers le feuillage, il fait frais à l’ombre, chaud au soleil. Il perd son temps, il s’agite, il marche, il respire, il attend la nuit. Gageons qu’à la plage il a vu Libby , et qu’il lui a parlé, vautré sur les galets poussiéreux. Elle lui a parlé chiffons, trucs de jeunes, musique classique, etc. Le mauvais film qu’elle a vu. — C’est en s’occupant de pareilles choses qu’on oublie les autres; finalement ça fait du bien, et l’on se sent petit à petit redevenir homme invulnérable, héros, projetant toute sa concentration de matière cervicale sur un tas de galets sales et de bruits de ressac. Après, une heure après, on retourne dans la rue tout fier et tout flageolant tel un athlète hébété. Il n’y a plus de tragique? Allons donc, restent les petits détails, les idées générales, les cornets de glace, la pizza à cinq heures, le Ciné-Club et la Chimie Organique:
RÉACTIONS DE SUBSTITUTION
les atomes d’H peuvent être remplacés
successivement par certains atomes de même valeur
tels que Cl. Il faut soumettre à la lumière.
(et le brome) (Br)
CH4 + Cl2 = CH3Cl + ClH
CH3Cl + Cl2 = CH2Cl2 + ClH
CH2Cl2 + Cl2 = CHCl3 + Cl4
CHCl3 + Cl2 = CCl4 + Cl4
(Tétrachlorure de carbone)
Nous, d’abord, on n’a plus de réflexes psychologiques: c’est perdu. Une fille est une fille, un bonhomme qui passe dans la rue, c’est un bonhomme qui passe dans la rue; c’est quelquefois un flic, un copain ou un père, mais c’est avant tout un bonhomme qui passe dans la rue. Demandez, qu’est-ce qu’on vous répondra? «C’est un bonhomme qui passe dans la rue.» Ce n’est pas que nous soyons dispersés, non; nous serions même plutôt fonctionnaires: d’une sorte de rigueur: les fonctionnaires des heures creuses.
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