Jean-Marie Le Clézio - Le procès-verbal

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«On me reprochera certainement des quantités de choses. D'avoir dormi là, par terre, pendant des jours; d'avoir sali la maison, dessiné des calmars sur les murs, d'avoir joué au billard. On m'accusera d'avoir coupé des roses dans le jardin, d'avoir bu de la bière en cassant le goulot des bouteilles contre l'appui de la fenêtre: il ne reste presque plus de peinture jaune sur le rebord en bois. J'imagine qu'il va falloir passer sous peu devant un tribunal d'hommes; je leur laisse ces ordures en guise de testament; sans orgueil, j'espère qu'on me condamnera à quelque chose, afin que je paye de tout mon corps la faute de vivre.
Prix Renaudot

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  «Tu viens avec moi, baby

et l’homme-adam la suivit, comme à regret.

Vers le quartier de l’Est, d’autres hommes-adam partaient pour leur travail en sifflant. Un vieillard-adam dormait roulé en boule sur un charreton à légumes. Peut-être bien qu’un autre d’entre lui mourait, à petits cris, dans son vieux lit jaune trempé de sueur. Ou qu’un autre se pendait avec sa ceinture, pour n’avoir plus d’argent, ou plus de femme.

Dans le Square, au milieu de la pelouse, Adam s’arrêta enfin; il appuya son dos contre le piédestal d’une statue qui le représentait; puis, vers cinq heures, il s’arrêta devant la vitrine d’une blanchisserie. Soûlé de fatigue, de joie, il sentit des sortes de larmes qui coulaient sur ses joues; il se mit à pleurer soudain, sans regarder les centaines, les milliers de fenêtres qui s’ouvraient derrière lui. Les adams couraient sur le pavé sonore; du bout des lèvres, comme s’il priait, il se récita deux vers d’un poème. Exactement quinze heures en avance, une barre de néon rougeoyant, au fond de la vitrine, effectuait un morceau de coucher de soleil.

Du bout des lèvres, comme s’il priait, sans plus savoir s’il faisait nuit ou jour, Adam récita deux vers d’un poème:

«’Tis ye, ’tis your estranged faces,
That miss the many-splendoured thing.»

N. Soleil, un homme et une femme allongés sur un lit à deux places, dans une chambre aux volets à moitié fermés, un cendrier en terre cuite posé entre eux à même les draps, gris par endroits, brûlés en d’autres. La chambre est une chambre carrée, beige, trapue, vraiment encastrée au milieu du bloc de l’immeuble. Tout le reste de la ville est en ciment, en angles durs, en fenêtres, portes et charnières.

À côté d’eux, sur la table de nuit, un poste de radio allumé débite un flot de paroles seulement interrompu toutes les huit minutes par un îlot de musique.

«Par conséquent nous pouvons dire que la nouvelle année sera se montrera plus favorable au tourisme et cela nous ne pouvons que nous en réjouir étant donné l’importance considérable l’accent mis depuis toujours sur le tourisme et plus particulièrement le tourisme étranger qui constitue la principale ressource de notre beau pays (…) pour ce faire d’ores et déjà nous avons considérablement amélioré le système hôtelier tout le long de la côté, aménageant les établissements qui étaient insuffisants perfectionnant ceux qui n’étaient que normalement confortables et créant ainsi avec les hôtels plus modernes tout le complexe touristique devenu de plus en plus nécessaire à cause de la concurrence que fait l’étranger et en particulier les pays du Sud tels que l’Italie l’Espagne ou la Yougoslavie (…) eh bien monsieur Duter nous vous remercions vivement pour les renseignements que vous avez bien voulu nous donner et et nous vous disons à très bientôt pour une nouvelle interview sur l’économie touristique de la région. (…) il est exactement quatorze heures neuf minutes trente secondes, Radio-Montecarlo a choisi Lip pour vous donner l’heure exacte … Quatorze heures, c’est aussi l’heure de la détente mais pas de n’importe quelle détente la seule détente qui réconforte la détente-Café … savourez l’arôme d’un bon café, chaud ou glacé selon votre goût et détendez-vous détendez-vous détend…»

Sur la même table de nuit, il n’y a pas de réveil, ni de pendule. L’homme a gardé sur son poignet une montre-bracelet, qui fait un petit habit de cuir sur toute sa peau: à part la montre-bracelet, il est nu. La femme aussi est nue; elle porte une alliance au quatrième doigt de la main droite. Entre l’index et le médius de la même main, elle serre une cigarette dont le papier mouillé de sueur, écrasé, modèle les brins de tabac. Et elle fume.

Les habits sont roulés en boule, sans aucun soin, sur une chaise; poussés tout contre l’angle du dossier et du siège. Sur le devant du poste de radio, il y a une photo insérée contre l’indicateur des longueurs d’ondes; elle représente le même homme et la même femme, habillés cette fois, dans une rue de Rome; lui sourit, elle non. De l’autre côté de la photo, ils ont marqué leur nom:

M meet M. Louise et Jean Mallempart

Il y a deux ans qu’ils ont ainsi écrit leur nom, pour plaisanter, parce qu’ils allaient se marier le mois d’après: ils l’avaient imaginé. Mais tout cela doit être vieux, à présent. Deux étés de chaleur, ou peut-être la brûlure des lampes de la radio ont complètement gondolé la photographie. Il n’y a rien de terriblement tragique, ou de ridicule, dans la chambre où, à cette heure, au troisième top exactement quatorze heures dix minutes, avec, soleil, volets tirés, sueur, musique d’orgue de cinéma, rien de bien précis ne bouge, à part la main de la femme qui fume, et l’œil rond de l’homme Jean Mallempart qui brille en haut de sa tête.

Dans l’épicerie, au bas de l’immeuble moderne, assez neuf, dans l’épicerie qui s’appelle «Alimentation Rogalle», le calendrier dit qu’on est à la fin du mois d’août, qu’on approche de la fin du mois d’août, quelque chose comme le 26, ou le 24. C’est écrit sur le carré d’éphéméride blanc vendu sous le nom de «drolatique» à cause d’une phrase d’humour par jour, aujourd’hui c’est: qu’est-ce qui fait «toc» une fois sur mille — un mille-pattes avec une jambe de bois, que surmonte un carton où pose une femme blonde vêtue d’une robe à pois. Elle tient un verre à la main, et on a, en lettres majuscules rouges, précisé ce qu’elle boit: «BYRRH» «Apéritif». Tout est chaud, presque bouillant. Ce sont ces odeurs fades de géraniums, et ces bruits de pneus qui glissent sur les routes. Nous sommes en été, et tout près de la fin du mois d’août. Sur les plages, les chaises longues crissent sous le poids des dos larges, bronzés, graisseux; les lunettes noires gémissent quand on les plie. Dans une ou deux salles à manger, simultanément, une fourmi rouge mange à même la feuille de matière plastique verdoyante qui imite la rose jaune ou l’œillet rose.

Les hommes et les femmes entrent dans l’eau; ils se baignent doucement, attendent un instant, les deux bras levés en l’air, que les vaguelettes d’un hors-bord au large les rejoignent et mouillent quelques centimètres de plus sur leurs ventres, puis se jettent en avant, la tête haute, perdent pied, et progressent dans l’élément qui peu à peu les dépouille de leurs noms et les rend ridicules, pantois, spasmodiques.

Toute l’eau est ronde, peinte en bleu criard; à peine à cinquante centimètres du rivage, un petit garçon en maillot de bain, assis dans la mer, compte avec ses doigts les ordures refoulées par le courant. Il trouve:

  une peau de banane

  une demi-orange

  un poireau

  un bout de bois

  une algue

  un lézard décapité

  un tube d’Artane, vide, cabossé

  deux amas bruns, d’origine inconnue

  une espèce d’excrément de cheval

  un morceau de tissu de Bedford Cord

  un mégot de Philip Morris

Sur la promenade, toujours au soleil, au carrefour avec le boulevard de la Gare, une vieille dame meurt d’insolation. Elle meurt très facilement, presque plusieurs fois tant c’est facile. En tombant, à plat ventre sur le trottoir, sans un mot, elle heurte de la main l’aile avant d’une voiture en stationnement, et sa vieille main desséchée se met à saigner imperceptiblement, tandis qu’elle meurt. Tandis que les gens passent, tandis qu’on recherche les gendarmes, le curé ou le médecin, et qu’une femme qui regarde se fige et récite tout bas

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