Adam retourna le carton; sur le verso, il y avait juste écrit:
«Photo Duc» «Véritable photographie au bromure, reproduction interdite»
«10, rue des Polinaires, Toulouse.»
Pour Adam qui avait parié lire:
«Jolie fille sur la plage.»
Ou un truc grossier dans le style de:
«Voulez-vous jouer avec moi?»
Ce fut une déception.
Adam marcha dans les rues jusqu’à la nuit. Vers huit heures il mangea un morceau de pain; il s’assit sur un banc dans la gare des autobus. Il regardait les gens passer, groupés sous des parapluies, ou bien serrés dans leurs imperméables.
De l’autre côté de la place, derrière deux ou trois autobus arrêtés, il y avait un cinéma. La façade était éclairée au néon; une petite foule attendait au-dehors l’heure de l’ouverture, sous la pluie. Le cinéma s’appelait le Rex; c’était écrit en lettres de néon rouge qui clignotaient de temps à autre. Sous le nom «Rex» il y avait une grande affiche qui représentait un bonhomme en imperméable, en train d’embrasser une bonne femme en imperméable sur une sorte de digue. Ils avaient tous les deux des têtes rouges et des cheveux jaunes, comme s’ils étaient restés trop longtemps à la plage. Le fond de l’affiche était barbouillé en noir, sauf une grosse boule jaune, à côté d’eux, qui ressemblait à un réverbère. Mais ce qui était bizarre et lugubre, c’étaient les visages aux couleurs violentes de cet homme et de cette femme, figés dans une raideur maladroite; leurs yeux étaient laids, révulsés vers le ciel, leurs sourcils étaient cassés, et leurs bouches, larges, ouvertes, avaient l’air de deux blessures en train de saigner, l’une contre l’autre.
Le titre du film, c’était, «Le Port De La Drogue», ou quelque chose comme cela; Adam pensa que Samuel Fuller aurait été content de voir l’affiche qu’on avait dessinée pour son film. Il eut un instant l’envie d’entrer dans le cinéma. Mais il se rappela qu’il n’avait plus assez d’argent. Il finit de grignoter son morceau de pain, puis il alluma une cigarette.
Un peu plus loin sous les arcades, deux ou trois filles attendaient l’autobus. Elles étaient couvertes de robes à fleurs, de châles, de bas couleur chair, de parapluies, de sacs à main imitation cuir, et probablement de parfums, si on s’était approché pour les sentir. Adam se demanda si c’était samedi. Il essaya de faire des calculs, mais en vain. À la fin, il décida que ce devait être samedi, samedi jour du bal etc. Il se dit qu’il pouvait aller dans un de ces endroits où il passait les soirées autrefois, la Pergola, le Shooting Star ou le Mammouth Club. Boire un verre de bière, et prendre une fille pour quelques heures. Ce qui l’arrêta, c’est qu’il n’avait jamais aimé danser. Son seulement il dansait mal, mais tout le monde savait qu’il dansait mal. Alors, se dit-il, à quoi bon? Personne n’apprendrait rien. De plus il n’avait plus assez d’argent.
Un autobus arriva et emmena les filles; quelques minutes plus tard, elles étaient remplacées par d’autres filles qui ressemblaient curieusement aux premières. À côté d’elles, et les regardant; deux ouvriers nord-africains fumaient; ils ne disaient rien; ils fumaient des cigares, et en fumant ils regardaient les jambes des filles.
Il y eut comme cela trois cars successifs, et à chaque fois, ils emmenaient un petit groupe de filles et d’ouvriers. Ce devait absolument être samedi. Un peu avant le quatrième car, un homme en baillons pénétra sous les arcades; il traînait avec lui un ballot de vieux cartons et de journaux de rebut, qu’il avait dû trouver dans une poubelle. Il cala le fardeau contre un des piliers, juste en face du banc où se trouvait Adam, et il s’y assit pour attendre l’autobus. Placé de la sorte, il avait l’air d’un clochard ou d’un mendiant, plutôt que de toute autre chose. Adam vit qu’il portait des lunettes.
Adam se leva soudain, et marcha vers lui, décidé à lui parler. Après quelques hésitations, ils parlèrent un court moment, à voix presque basse. Le clochard à lunettes ne le regarda pas. Il garda la tête penchée un peu de côté, un peu en avant, et fixa la pointe de ses chaussures. De temps à autre, il se gratta, la jambe, sous les aisselles, et dans les cheveux. Il ne parut pas étonné, ni intimidé; seulement un peu méprisant, et ennuyé. Avec sa main gauche, il maintint sans arrêt le paquet de cartons et de journaux sur lequel il était assis, pour qu’il ne s’effondre pas. Il était sale, mal rasé, et sentait fort. Il ne fit pas de gestes, sauf à un moment, pour montrer vaguement la direction d’où venaient les autobus. Il dit qu’il ne fumait pas, mais demanda quand même une pièce de monnaie à Adam, qui la lui refusa.
Quand l’autobus arriva, il se leva doucement, reprit son paquet de journaux et de cartons, et monta sans même regarder Adam. En le suivant des yeux, Adam le vit, à travers les vitres, qui fouillait lentement dans les poches de son pardessus trop grand, pour payer le contrôleur. Il penchait sa tête maigre vers le sol, et de la main gauche, il retenait ses lunettes, à cause des cahots, qui les faisaient glisser, millimètre par millimètre le long de son nez.
Adam n’eut pas le courage d’attendre le cinquième autobus. Les hommes étaient éternels, et Dieu était la mort. Les hommes étaient éternels, et Dieu était la mort. Les hommes étaient éternels, et Dieu était la mort. Les Hommes étaient éternels, et Dieu était la mort.
En entrant dans le «Magellan», les toilettes et le téléphone étaient au fond, à gauche. Quand on en avait fini avec les toilettes, qu’on ouvrait la porte sur laquelle était indiqué: messieurs, tout cela dans le brouhaha de la chasse d’eau, on trouvait l’annuaire posé sur une étagère, en dessous du téléphone. Pour faire la communication, il fallait donner le numéro au barman. Il l’inscrivait sur un bout de papier: 84.10.10, il le composait sur le téléphone du comptoir, puis transmettait la communication à l’autre téléphone, au bout du comptoir, encastré dans sa cabine acoustique. Il faisait alors un signe de la main, en disant:
«C’est à vous!»
À ce moment-là, on appuyait sur un petit bouton rouge, sur le socle du téléphone, et on entendait une voix nasillarde qui répondait:
«Allô? Allô?»
«Allô? Michèle?»
«Ce n’est pas Michèle c’est sa sœur. — qui…»
«Ah bon. Dites, Germaine. Michèle n’est pas là?»
«Non.»
«Elle n’est pas là?»
«Ce n’est pas Michèle c’est sa sœur. — Qui…»
«Écouter, vous ne sauriez pas, par hasard, où est Michèle?»
«Mais qui est à l’appareil?»
«C’est un copain de Michèle, Adam…»
«Adam — ah. Adam Pollo?»
«Oui, c’est ça.»
«Oui — vous avez quelque chose d’important à transmettre?»
«Eh bien, oui, assez… C’est-à-dire que — je voulais simplement savoir ce que. ce que Michèle devenait. Il y a un bout de temps que je ne l’ai pas vue, et, vous comprenez…»
«Oui.»
«Vous ne savez pas où elle peut être en ce moment?
«Michèle?»
«Oui, Michèle.»
«Écoutez, je ne sais pas — elle est sortie aux alentours de deux heures avec la voiture. Elle ne m’a rien dit de spécial en partant.»
«Et… vers quelle heure pensez-vous qu’elle sera rentrée?»
«Vous savez, tout dépend. Tout dépend de l’endroit où elle est allée.»
«Mais en général?»
«Oh, en général, elle est toujours à la maison vers — vers onze heures, par là…»
«Voulez-vous dire que vous ne savez pas si elle sera rentrée ce soir?»
«Ce soir?»
«Oui, de toute la nuit.»
«Oh, ça m’étonnerait — ça m’étonnerait qu’elle ne rentre pas de toute la nuit. Notez que ça lui arrive quelquefois; elle a une amie chez qui elle va coucher quelquefois. Mais ça m’étonnerait quand même. Quand elle ne rentre pas, en général elle nous avertit, soit un coup de téléphone, soit en partant. Alors, comme elle ne m’a rien dit, je pense qu’elle ne va pas tarder à rentrer.»
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