Adam cria encore: «Non, je voudrais…»
Et, plus fort: «Sonia Amadouny!»
«… Sonia Amadouny!»
La femme répondit quelque chose, puis, comme Adam n’entendait toujours pas, haussa les épaules et fit signe avec sa figure que non.
Il ne pleuvait presque plus; tout juste une ou deux gouttes, de temps en temps. La ville était détrempée. Adam arpenta les rues toute la nuit. De 9 heures et demie du soir à 5 heures du matin. C’était comme s’il y avait eu un gros soleil brûlant tout au passage, transformant tout en tas de cendres.
Adam pensa en marchant:
Je me suis trompé de jeu. J’ai voulu faire les choses trop à la légère. Je me suis trompé. Imbécile. Voilà ce que je voulais faire: je voulais suivre cette fille, Michèle, à la trace. Comme pour le chien. Je voulais faire un jeu comme, un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf, dix, onze, douze, tu y es? treize, quatorze, quinze, seize, dix-sept, dix-huit, tu y es? dix-neuf, vingt, vingt et un, vingt-deux, vingt-trois, vingt-quatre, je compte jusqu’à trente, vingt-cinq, vingt-six, vingt-sept, vingt-huit, vingt-neuf, vingt-neuf et demi, vingt-neuf trois quarts, et, et. 30! et puis chercher partout dans la ville. Dans les recoins des murs, dans les encoignures des portes, dans les boîtes de nuit, les plages, les bars, les cinémas, les églises, les jardins publics. Je voulais te chercher jusqu’à ce que je te trouve enfin, en train de danser le tango avec un étudiant en pharmacie, ou assise sur une chaise longue devant la mer. Tu aurais laissé des indices, bien sûr, pour que je puisse te retrouver; ç’auraient été les règles du jeu. Un nom ou deux, Amadouny Sonia-Nadine, Germaine, un mouchoir par terre, où traîne un peu de rouge à lèvres rose-orange, une épingle à cheveux, dans une allée déserte. Une conversation entre deux garçons, dans un Self-Service. Une indication sournoise laissée sous la nappe en plastique bleu ciel d’une pâtisserie de nuit. Ou deux initiales enfoncées à la pointe de l’ongle dans la banquette de moleskine du trolleybus n° 9: M.D.; et moi, petit à petit, je me serais dit: « Je brûle! »
Et puis, à six heures vingt-cinq du matin, épuisé, je t’aurais enfin trouvée, serrée dans ton imperméable d’homme, la bouche ferme, les cheveux mouillés de rosée, ta robe de laine un peu froissée; les yeux fatigués d’être restés ouverts toute la nuit. Seule, sans personne, tapie au fond d’une chaise longue, sur la promenade, face au lever du soleil gris.
Mais personne n’attend personne; il y a des choses plus graves dans le monde, évidemment. Il y a un monde surpeuplé, mourant de faim, tendu de toutes parts. Il fallait chercher au sein de cette réalité-là, fouiller les moindres détails; ce n’était pas la vie d’un homme et d’une femme qui importait.
Ce qui était beaucoup plus grave, c’était cet univers total. Deux milliards d’hommes et de femmes se concertent pour édifier des choses, des villes, préparer des bombes, conquérir l’espace.
Les journaux disent: «Le vaisseau spatial Liberté II a tourné sept fois autour de la terre.»
«La Bombe H de 100 mégatonnes a explosé dans le Nevada.»
C’était en effet comme si un gros soleil avait lui partout, tout le temps. Un soleil en forme de poire, mesurable en degrés Beaufort, un soleil à aurores démultipliées. On était en train de tresser un réseau inextricable autour de la planète. On la quadrillait méthodiquement, en prolongeant des lignes xx’, yy’, zz’ . Et en contrôlait chaque carré.
La société se structurait en groupes spécialisés:
C’est-à-dire l’armée, les fonctionnaires, les médecins, les bouchers, les épiciers, les ouvriers métallurgistes, les ingénieurs électroniciens, les capitaines au long cours, les buralistes.
On construisait des immeubles de 22 étages, puis on fixait sur leurs toits des antennes de télévision. Sous terre, on mettait les canalisations, les fils électriques, les métros. On hérissait le chaos d’autrefois de poteaux et de digues. On creusait. On enfouissait. On faisait brûler, ou exploser. Des machines à lampes s’allumaient doucement, en ronflant, et lançaient sur tous les points du ciel leurs champs magnétiques. Les avions décollaient du sol, avec des bruits de papier qu’on déchire. Les fusées aussi, dans des nuages couleur safran, directes vers le point inconnu, au centre de l’espace. Puis se volatilisaient en gerbes noires.
Tout retournait à une aube nouvelle, au point du jour, faite de millions de volontés assemblées. Par-dessus tout, il y avait cette foule d’hommes et de femmes, assoiffée de violences et de conquêtes. Ils étaient groupés sur les points stratégiques du monde; ils dressaient des cartes, dénommaient les terres, écrivaient des romans ou des atlas: les noms des lieux qu’ils peuplaient s’alignaient:
et leurs noms emplissaient les livres sur les tablettes des cafés:
«Revd. William Pountney
Francis Parker
Robert Patrick
Robert Patton
John Payne
Revd. Percival
Robert de Charleville
Nathaniel Rayner.
Abel Ram. esq.
C’était parmi eux qu’il fallait chercher. On aurait tout trouvé, y compris Michèle assise à l’aube dans une chaise longue, froide et mouillée de rosée, frissonnante dans cet enchevêtrement de forces. Ils vivaient tous de la même vie; leur éternité, elle se fondait peu à peu aux matériaux bruts dont ils étaient les maîtres. L’unité, cette unité fabriquée dans les hauts fourneaux, cette unité qui bout au milieu du métal en fusion comme dans un cratère, était l’arme qui les rendait supérieurs à eux-mêmes. Dans cette ville comme ailleurs, hommes et femmes cuisaient dans leurs marmites infernales. Protubérants sur le fond vague de la terre, ils attendaient quelque chose, suprême, qui les envelopperait d’éternité. Ils vivaient parmi leurs machines; nus, opiniâtres, invincibles, ils faisaient resplendir leur terre. Leur monde presque achevé les arracherait bientôt, et pour toujours à la temporalité. On aurait dit que déjà sur leurs visages se peignait un masque de fonte; encore un siècle, ou deux, et ils seraient des statues, des sarcophages: sous leurs moules de béton et de bronze, vivrait cachée, menue, mais immortelle, une sorte de parcelle de feu électrique. Ce sera alors le règne de la matière intemporelle; tous seront en tous. Et il n’y aura plus guère qu’un homme, plus guère qu’une femme au monde.
Adam était partout à la fois dans les rues de la ville. Devant un parc noyé de noir, devant un cimetière pour chiens, sous un porche taillé dans la pierre; parfois le long de l’allée bordée d’arbres, ou bien assis sur les marches de la cathédrale.
Seul dans cette étendue de minéral, il vaquait partout; on le vit fumer une cigarette auprès de la Fontaine Fausse, ou sous le Pont du Chemin de Fer. Il fut indifféremment sous les arcades de la Grand-Place, au centre du Square, accoudé à la balustrade de la Promenade du Bord de Mer. Sur la plage aussi, face à une mer immobile. Étant partout, il lui arrivait de se croiser dans la rue, au détour d’une maison. Peut-être y avait-il, à cette heure, quatre heures moins le quart du matin. 4000 ou 5000 adams, sans contrefaçon possible, en circulation dans la ville. Il y en avait à pied, d’autres à bicyclettes, ou en voiture; ils sillonnaient la cité de bout en bout, occupaient le moindre recoin de ciment. Une femme-adam, prise dans sa robe pourpre, courut derrière l’homme-adam, en claquant fort ses talons aiguille; elle dit:
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