«Et en deux — en deux jours, il peut avoir fait du chemin. Les courants sont forts, par ici» dit Olivain.
«C’est vrai, la preuve c’est qu’on l’a cherché de partout» dit Hozniacks.
«Moi, j’ai vu un noyé, l’été dernier. Un jeune type. Je ne sais pas pourquoi, il avait plongé tout habillé d’un pédalo. Pour faire le malin, probablement. Et puis il a coulé d’un seul coup. On l’a repêché, on a tout essayé, la respiration artificielle, les massages, les piqûres et tout le bazar. Mais il n’est pas revenu» raconta Jacquineau.
«Oui, je me rappelle avoir lu ça dans les journaux» dit Véran.
«Mais il n’était plus jeune, celui-là?» dit Hozniacks.
«Il y a beaucoup de noyades par ici» dit Simone Frère. La pluie dégoulinait sur leurs mentons, et collait leurs cheveux; s’ils avaient su, ou vu, comme ils ressemblaient de plus en plus à des noyés. Il ne resta plus qu’un groupe de cinq personnes. C’était:
Hozniacks pêcheur
Bosio pêcheur
Joseph Jacquineau retraité
Simone Frère mère de famille
Véran sans profession
Ils n’arrivaient pas à s’en aller. C’était le dernier souvenir de cet homme mort sous leurs yeux, et qui hantait encore un peu ces lieux, qui les maintenait réunis, à découvert sous la pluie. C’était leur mémoire humaine qui les rendait solidaires sans amour, et, plus que la mort ou la souffrance, leur faisait redouter ce long voyage de solitaire à travers l’abîme. Tout cela jusqu’au jour, dans un mois, une semaine, ou avant, où l’un d’eux parlerait une ultime fois de ce fait divers.
Ce serait, mettons Hozniacks. Au café, avant de rentrer chez lui, il raconterait encore un coup:
«L’autre jour, je passais au bord de mer, en revenant de la pêche, parce qu’il pleuvait. J’ai vu un homme qui était noyé. Il était tout gonflé d’eau, tout bleu, et personne n’a pu le ranimer. On en a parlé dans le journal, d’ailleurs, le lendemain.

Cliquez sur l'image pour lire le texte [2] Las de la vie M. Jean-François Gourre, âgé de 54 ans, exerçant la profession de représentant de commerce pour une marque de savonnettes, a été trouvé noyé hier après-midi par la brigade des sapeurs-pompiers. La thèse de l’accident devant être repoussée, l’enquête a conclu au suicide. Le malheureux aurait mis fin à ses jours en se jetant d’une barque de louage. Quand le corps a été repêché, la noyade remontait à trois jours. Il semble que M. Gourre, honorablement connu dans les milieux commerçants, ait cédé à une crise de neurasthénie. À sa famille ainsi qu’à ses amis nous présentons nos plus sincères condoléances.
Oui, je pensais bien qu’il s’était suicidé. Je l’avais dit aux autres. Ce type-là, il avait tout l’air d’un suicidé; j’ai tout de suite pensé qu’il ne s’était pas noyé normalement.»
Drapées dans du noir, la veuve Gourre et sa fille Andrée, quinze ans et demi, marcheront dans les couloirs de la Morgue. Un petit homme voûté, vêtu de blanc, faisant tinter des trousseaux de clés dans sa poche, les précédera jusqu’à la grande salle réfrigérée. Il ouvrira la porte, tournera son crâne chauve ou blême vers les femmes et leur dira d’une voix douce:
«Suivez-moi.»
Elles le suivront; elles le regarderont chercher parmi les numéros des tiroirs; écarter une espèce de drap blanc très propre du fond du tiroir numéro 2103 V, et chuchoter:
«C’est celui-ci.»
Quand elles auront reconnu le cadavre frais et rosé, le petit cadavre de M. Jean-François Gourre, leur mari et père, elles s’en iront sans rien dire. On n’en parlera jamais plus, ni à table, ni le soir, au salon, avec les parents et amis. Ni même aux commerçants en allant faire les courses. C’est tout juste si, de temps à autre, quelqu’un osera dire à l’une d’elles:
«Sincères condoléances…»
sans même lui serrer la main.
Entre elles et lui, ce sera bien fini; il n’était pas bon; il mentait souvent, trompait sa femme, regardait sa fille par le trou de la serrure de la porte de la salle de bains, quand elle montait toute nue dans la baignoire. Il était bon. Il était un bon père. Il n’allait jamais au café; on ne pensait pas qu’il allât souvent au bordel. Il allait quelquefois à la messe le dimanche et surtout, il gagnait honnêtement et régulièrement son pain.
Il avait même promis d’acheter la Télévision. Il n’avait jamais existé.
Son mari était mort à la guerre, en héros, en montant à l’assaut d’une forteresse japonaise. Le père d’Andrée avait été tué dans un accident d’auto, ou d’avion, quand elle n’avait que trois ans. Il était beau, riche, et amant. Dommage que le destin l’ait ravi si tôt!
Voilà à peu près ce qui a dû se passer, hors d’Adam, entre quelques hommes, le jour où ce type a été retiré noyé, puis traîné sur le bord de la route, alors qu’il pleuvait, et que tout était mouillé.
Ce qui fait qu’à présent, il y a une sorte de Dieu qui habite chacun d’eux tour à tour, et qui les appelle à Lui, à l’heure qu’il a choisie, pour les faire vivre en ce qu’ils n’ont jamais été jusqu’alors, des hommes morts.
M. On les oublierait. On les laisserait vivre de leur côté, rentrer chez eux, faire ce qu’ils ont à faire, tous ces autres, Hozniacks, Guéraud, Bosio, Simone Frère, Olivain, Véran, Joseph Jacquineau, Christberg et le petit Guillaume. Adam se laissait dépasser par eux, en cours de route. Il était un de ceux qui étaient partis les premiers, mais parce qu’il était fatigué, terriblement fatigué, il avait traîné le long du bord de mer. Il s’était arrêté un moment sous un platane, pour s’abriter de la pluie. Mais le feuillage était alourdi d’eau, et l’averse le traversait facilement. Alors il avait recommencé à traîner, inondé, les poches remplies de pluie. Il avait voulu fumer une cigarette, mais le paquet était mouillé et les cigarettes inutilisables: papier et tabac formaient une bouillie granuleuse sur les parois de sa poche.
Par petits groupes, les badauds rentraient chez eux; on entendait encore vaguement des bribes de conversation, toutes n’ayant pas trait à l’accident. Ça parlait de noyades, d’avalanches, de syncopes, de pêche au lancer ou de politique.
Adam avait un point de côté. Il ne se sentait plus du tout seul. Il ne cherchait même plus à comprendre. Il commençait à se souvenir qu’il avait dû se tromper bien des fois.
En arrivant devant le Port, il s’arrêta sous la bâche d’un Bar-Tabac. Il regarda le tourniquet de cartes postales: il y en avait en couleurs et en noir et blanc. Une des séries de cartes postales représentait la même jeune femme, un peu laide de visage, mais belle de corps, en bikini. Adam entra dans le bar et l’acheta, ainsi qu’un paquet de cigarettes. Puis il ressortit, et se tint sous la bâche, à l’abri de la pluie, pour regarder la photo. En cinq couleurs, la jeune femme à genoux sur une espèce de plage de galets, souriait très fort. Avec la main droite, elle dégrafait la culotte de son bikini; on voyait un morceau de hanche assez rond, bronzé. De l’autre main, elle voilait l’extrémité de ses seins. Pour bien faire comprendre qu’elle avait la poitrine nue, on avait laissé traîner à côté d’elle le soutien-gorge. Et pour bien faire comprendre que c’était un soutien-gorge, on l’avait déplié à plat sur les cailloux, avec les bonnets en l’air. Tout ça était assez ridicule; le carton était beau, glacé, riche, onctueux, transparent comme du sucre, plein de reflets. Adam pensa, en y faisant courir le regard et crisser la pointe de l’ongle du médius, qu’il était environ mille fois plus érotique que la femme demi-nue de la photographie. La puissance de communication de ce simple objet, si on y réfléchissait, se détachait entièrement de son intention pornographique: le message collectif était pauvre, et ne pouvait guère susciter que le rire ou la mélancolie; mais sa vérité était bien en deçà; elle se situait au niveau de la géométrie, ou de la technique; la chapelure de bois et la cellulose formaient un halo qui sanctifiait la jeune femme, et la déclarait à tout jamais vierge et martyre, bienheureuse. Elle semblait régner sur le monde comme une madone, loin du blasphème, des onanismes et des rigolades; le glaçage de la photo pouvait la préserver au cours des siècles, aussi sûrement qu’une vitrine de musée. Une grosse goutte d’eau, poussée par le vent, se détacha de la frange de la bâche et tomba au milieu de la carte postale. Elle s’étala là-dessus brusquement: quelque part entre le nombril et le sein gauche de la vénus.
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