«Ah bon. Et — vous pensez après onze heures?»
«Oh je pense avant. Je ne sais pas.»
«Oui.»
«Écoutez, le mieux — si vous avez une commission à faire, vous me la laissez, et je la lui transmettrai dès qu’elle sera rentrée…»
«C’est-à-dire, je n’ai pas de commission. Je voulais, je voulais simplement prendre de ses nouvelles.»
«Je sais. Mais si vous voulez lui donner rendez-vous, je ne sais pas, moi. Ou si vous voulez qu’elle vous rappelle quand elle sera rentrée. Vous avez un numéro de téléphone ou quelque chose?»
«Non, je n’ai pas le téléphone. Je suis dans un bar.»
«Alors le mieux est que vous rappeliez dans une heure ou deux. Avant minuit, bien entendu.»
«Avant minuit?»
«Oui, vers onze heures.»
«Oui. — l’ennui, c’est que je ne peux pas. Voyez-vous, je prends le train dans une heure. Je dois m’embarquer pour le Sénégal. J’aurais voulu lui dire au revoir avant de m’en aller.»
«Ah — vous vous embarquez pour le Sénégal?»
«Oui, je —»
«Ah, je vois…»
«Écoutez: pensez-vous que Michèle soit chez son amie, en ce moment?»
«Je ne sais pas du tout.»
«Vous ne savez pas du tout. Et — vous ne pourriez pas me donner le nom de son amie? Comment s’appelle-t-elle?»
«Sonia. Sonia Amadouny.»
«Elle a le téléphone?»
«Oui, elle a le téléphone. Vous voulez que j’aille chercher son numéro?»
«S’il vous plaît, oui.»
«Attendez une seconde, je vais aller voir.»
Adam transpirait sous la coupole acoustique. Contre son oreille, il y avait un tas de bruits bizarres: des pas, des phrases incompréhensibles; puis une espèce d’explication, loin, entre le living-room et l’escalier du premier étage: «Germaine qui s’était? C’était un copain de Michèle maman, il part pour le Sénégal et il voudrait dire au revoir à Michèle. Pour le Sénégal? Oui, il voudrait avoir le numéro de Sonia, c’est quoi exactement le numéro de Sonia? 88.07.54. ou 88.07.44.? Le numéro de qui? Le numéro de Sonia, tu sais, Sonia Ama-douny? Ah, Sonia Amadouny, 88.07.54. 88.07.54? Tu es sûre? Oui… Tu vas le lui donner? Oui.»
«Allô?»
«Oui?»
«88.07.54.»
«88.07.54?»
«Oui. 88.07.54. C’est ça. Sonia Amadounv, 88.07.54.»
«Bon merci.»
«Il n’y a pas de quoi.»
«Bon, je vais lui téléphoner. En tout cas, si jamais — si jamais Michèle revenait avant onze heures…»
«Oui?»
«Non, ça ne fait rien, tant pis. Je vais essayer de la voir comme ça, autrement, ça ne fait rien. Dites-lui seulement que j’ai téléphoné.»
«Bon.»
«Bon, merci. Excusez-moi et merci.»
«Au revoir.»
«Au revoir, mademoiselle.»
Quand on commence à jouer avec le téléphone, il ne faut pas hésiter; il ne faut jamais s’arrêter, même quelques secondes, pour réfléchir. Que dire à Amadouny? N’est-ce pas trop tard pour téléphoner? Michèle ne doit pas être là-bas, etc. Il faut recommencer, appeler le barman, crier: 88.07.54, et. «s’il vous plaît, c’est très urgent!» courir vers l’autre téléphone, presser sur le bouton rouge, et se laisser glisser dans le langage fantomatique, où les mots semblent s’élever vers des nues invisibles, comme des cris de souffrance mystique; il faut se dépouiller de méfiance, et sans regard pour le ridicule, doter d’humanité l’instrument noiraud qui dérape dans le creux de la paume moite, qui colle sa bouche en forme de tamis contre l’oreille, et murmure, en attendant de créer des communications nasillardes, son chant de machine: il faut attendre, la tête presque enfouie dans les carapaces de bakélite où règne une tiédeur électrique, que cesse le sifflement, que résonnent les clapotements des étincelles et que du fond d’un abîme, s’élève une fausse voix, dont le mensonge va vous envelopper, vous conduire, au point qu’y croyant ou non, vous allez devoir dire, entendant votre propre voix remonter les fils, et se mêler aux allô lointains,
allô monsieur Amadouny? est-ce que je pourrais
parler à Sonia s’il vous plaît?
Si elle n’est pas là, il faut insister, expliquer qu’on part pour le Sénégal, dans une demi-heure, et qu’on doit absolument trouver Michèle. On apprend alors que Michèle et Sonia sont sorties ensemble dans la voiture de Michèle. Qu’on les a manquées de deux minutes. Qu’il se peut qu’elles soient allées danser en ville; mais qu’en tous cas elles ne sont certainement pas allées au cinéma, puisque à table elles en ont parlé en disant qu’il n’y avait rien d’intéressant à voir. Elles sont parties toutes les deux, dit-on, il y a à peine deux ou trois minutes. Elles ne sont vraisemblablement pas allées danser à la Pergola, au «Hi-Fi», ou au «Mammouth» parce que le samedi soir il y a trop de monde; restent le Staréo et le «Whisky». Sonia n’aurait pas de préférences, mais Michèle, si elle est snob, a dû préférer le Staréo. Michèle est snob à 67 %.
67 chances sur cent pour qu’elle ait entraîné Sonia Amadouny dans cette boîte prétentieuse, avec de fausses lumières tamisées, de faux easy-chairs en faux satin rouge, et de faux gigolos en train de danser avec de fausses filles de financiers. Heureusement, personne ne voulait y croire.
Il n’y avait personne au Staréo: les habitués avaient évité de venir un samedi soir. Ils se réservaient pour le jour d’affluence, le lundi. Adam avança dans la salle obscure et chercha des yeux Michèle, ou Sonia Amadouny; elles n’y étaient pas. Il s’approcha du bar et demanda, à voix haute:
«Vous connaissez Sonia Amadouny?»
L’homme le regarda d’un air ennuyé. Il avait les tempes grises et une cravate de soie. Il secoua la tête. Un pick-up déversait de la musique douce. Accoudés au bar, à côté d’Adam, il y avait deux éphèbes blonds qui souriaient.
Adam les dévisagea, et le reste; tout était vraiment très calme, très doux, très écœurant. C’était la première fois depuis longtemps qu’on respirait un air aussi pur: on avait envie de s’arrêter là, dans cette espèce d’oubli, et d’attendre n’importe quoi, plus rien; de boire un peu de whisky, dans un grand verre froid, et de se placer à côté de ces deux beaux garçons efféminés; à côté de leurs vestes de daim délicates et fugaces, à côté de leurs lèvres trop rouges, de leurs peaux trop blanches, de leurs longs cheveux trop blonds; avec leurs rires, leurs mains, leurs yeux noirs cernés d’un léger halo bistre.
Mais d’abord, il fallait marcher jusqu’au «Whisky», à quelque cent mètres; c’était au premier étage; et probablement la boîte la plus fréquentée de la ville. Deux salles contiguës, une avec un bar, l’autre avec des banquettes; Adam passa la tête par la porte. Ici l’air était tendu, bourré de bruits; les lampes étaient rouge sang, tout le monde dansait et criait. Sur un disque de hot, de Coleman, de Chet Baker, de Blakey. Une femme, debout derrière la caisse, se pencha vers lui et lui dit quelque chose. Adam n’entendit pas. Elle lui fit signe d’approcher. À la fin, Adam comprit un bout de phrase: il fit un pas vers elle et cria;
«Quoi?»
«Je dis — vous entrez!»
Adam resta dix secondes immobile, sans penser, sans parler; il se sentait éclaté de toutes parts, étalé sur au moins dix mètres carrés de bruit et de mouvement. La femme du comptoir répéta:
«Entrez — entrez!»
Adam mit ses mains en porte-voix et dit à son tour:
«Non. Vous connaissez Sonia Amadouny?»
«Qui ça?»
«Sonia Amadouny?»
«Non.»
La femme ajouta quelque chose, mais Adam s’était déjà reculé et il n’entendit pas; l’obscurité, les lueurs rouges, les déplacements convulsifs des jambes et des hanches, les deux salles contiguës, ronflaient comme des moteurs. C’était comme si on était entré d’un seul coup dans une carapace d’acier, dans la culasse d’une motocyclette, par exemple, et qu’on était prisonnier entre quatre murailles de métal, avec, épaisseur, violence, explosions, essence, et, flammes, flammèches, charbon, explosions, et, odeur de gaz, huile épaisse, visqueuse comme du beurre en fusion, morceaux de noir et de rouge, éclairs de lumière, explosions, un grand souffle lourd et puissant qui écartèle, pétrit et écrase contre quatre parois de ferraille brute, éclaboussements, rognures de limaille, cliquetis, avant-arrière, avant-arrière, avant-arrière: chaleur .
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