— Éric, j’ai quelque chose à te dire… Je vais très certainement démissionner, j’espère que tu ne vas pas m’en vouloir, mais je pense reprendre mon métier de thanato…
— Bien sûr que non que je ne vais pas t’en vouloir, bien au contraire. C’est bien, tu as raison, il faut te battre, reprendre une vraie vie de jeune femme !
— Je vais rester jusqu’à la fin de l’année, en même temps je ferai mes démarches pour me mettre à mon compte, et je serai ainsi à l’épicerie pour le coup de feu des fêtes.
— Et cela me laisse le temps de me retourner et de trouver un nouveau commis. C’est très bien ainsi, Isabelle. Je suis fier de toi et content.
Le 30 octobre était un mardi. Isabelle devait appeler sa psychiatre en fin de matinée. Pendant la thérapie, lui avait-elle expliqué, on ne doit pas oublier les dates, plus particulièrement celle du décès, on ne doit pas se voiler la face, se cacher la vérité, on doit l’accepter, accepter la mort, et s’accepter soi-même en tant que survivant. Accepter que l’autre ne soit plus, que l’on soit seule pour affronter la vie.
Isabelle devait donc lui téléphoner ce jour-là, pour montrer qu’elle n’oubliait pas, mais aussi qu’elle allait bien. À onze heures, elle s’isola dans la petite pièce où se trouvait la cafetière et composa le numéro.
Claire Finck décrocha comme prévu et discuta une demi-heure avec sa patiente. Isabelle commença par lui faire part de son choix de redevenir thanatopractrice, elle avait décidé d’entamer les formalités la semaine suivante. Puis elle enchaîna sur la date anniversaire, elle réussit ce jour-là à parler de la disparition de Frédéric presque sans pleurer. Une seule larme coula sur ses joues, elle l’essuya en raccrochant et elle s’en retourna reprendre son travail comme si de rien n’était.
Le docteur Finck fut une thérapeute exceptionnelle pour Isabelle, à l’époque où elle frôla la folie, où elle ne fut qu’à une infime distance de sombrer dans la schizophrénie, Claire réussit à lui faire comprendre que ce n’était pas la voix de Frédéric qu’elle entendait, mais des hallucinations auditives. Isabelle faillit même être transférée en psychiatrie, car elle avait tenté de se suicider, mais son médecin était toujours là, tel un parapet, une dernière rambarde avant le précipice. Isabelle finit par considérer Claire Finck comme une exorciste qui l’avait délivrée des démons qui avaient accaparé son esprit, qui avaient gangrené son âme, qui lui avaient retiré toute envie de vivre, voire de survivre.
En deux semaines, tout en travaillant toujours à l’épicerie, Isabelle avança à pas de géant dans son retour au métier de thanatopractrice. Sa banque accepta de lui faire un crédit, ce qui lui permit de commander le matériel nécessaire : les deux valises avec leurs instruments, les divers produits d’injection, le maquillage, et surtout une petite voiture commerciale.
Pour commencer, elle s’installa en entreprise individuelle, ce qui lui coûtait moins cher. Elle fut pratiquement prête à débuter dès janvier. Une certaine impatience commença à monter en elle, elle avait hâte de faire ses preuves. Parallèlement, elle avait repris contact avec Michel Guénanten, son formateur, afin d’avoir quelques conseils, et surtout pour lui demander s’il était possible de refaire un petit stage de remise à niveau dans ses murs. Michel accepta volontiers et lui proposa à partir du 2 janvier à huit heures précises trois jours qui lui semblèrent amplement suffisants. Pour lui, ce n’était même pas nécessaire, mais Isabelle avait besoin de se sentir rassurée et Michel allait lui prouver qu’elle avait encore toutes ses capacités.
Elle passa les fêtes de Noël et de fin d’année sans encombre, seule pour Noël, mais pour le 31 décembre et le jour de l’an, Éric l’invita chez lui, avec sa femme et deux couples d’amis, fêter l’an neuf et sa nouvelle vie en même temps.
C’était la première sortie d’Isabelle depuis plus de deux ans. Elle avait ri, s’était amusée et pour la première fois depuis l’épisode de la bouteille de gin, elle avait bu de nouveau un peu d’alcool, deux coupes de champagne qui l’avaient rendue euphorique.
Elle n’oubliait pas Frédéric, bien sûr, mais elle s’était enfin faite à l’idée de sa mort.
Au début du mois de janvier, Isabelle prit la route pour rejoindre son ancien maître de stage. Elle appréhendait de revoir un cadavre. Elle n’osait se l’avouer, mais depuis qu’elle s’était mise volant ce matin-là, l’idée avait surgi dans son cerveau : et si la simple vision d’une personne décédée la renvoyait à ses démons ? La réponse ne se fit pas attendre longtemps. Après le temps de retrouvailles rapides autour d’un café, Michel l’entraîna dans son sillage. Il avait du travail et, pour une remise dans le circuit, Isabelle commença fort, car la matinée allait se passer à l’institut médico-légal. Elle ne tiqua pas quand il lui dit où ils étaient attendus, elle était venue pour ça, se remettre en selle, revoir les morts et vaincre ses peurs. Elle ne pouvait plus reculer, elle avait misé et investi sur cet avenir.
Arrivés à l’institut, ils se vêtirent de tenues de protection, puis pénétrèrent dans le laboratoire. Michel fit glisser la fermeture Éclair de la housse de plastique dans laquelle reposait le corps. C’était un homme d’une trentaine d’années, un sillon de pendaison se remarquait, un pauvre hère qui s’était suicidé. Isabelle ne bougeait pas, comme hypnotisée par le cadavre qui avait l’âge de Frédéric. En plus, c’était un suicidé, elle qui n’avait jamais réussi dans ses tentatives. La voix de son professeur la sortit de ses angoisses.
— Ça va aller, Isabelle ?
— Oui, oui, excuse-moi, c’est bon…
Les mouvements revinrent comme par enchantement, Isabelle n’avait rien perdu de sa dextérité. Michel ne faisait rien, il observait, tout se passait pour le mieux. Elle faisait son travail consciencieusement, regrettant de ne pas avoir repris le métier plus vite. Elle qui croyait que retourner dans les morgues, les IML et autres reposoirs ne ferait que l’anéantir encore un peu plus, c’était le contraire qui se produisait. Entourée de morts, noyée dans le deuil des autres, elle en oubliait le sien.
En trois jours, elle pratiqua une quinzaine de soins de conservation, de tout âge et de toutes causes de décès, une bonne remise dans le bain. Tout s’était déroulé mieux qu’elle ne l’avait pensé, Michel lui dit alors qu’elle pouvait reprendre sans problème. Il lui proposa même de donner quelques formations à son école puisqu’elle en avait les capacités. Isabelle n’hésita pas une seule seconde, son métier lui avait manqué, elle venait de s’en rendre compte.
De retour à Étretat, elle démarcha une seconde fois les pompes funèbres de la région, en se déplaçant cette fois-ci. La première fois, elle l’avait fait par un simple courrier. Les thanatopracteurs n’étant pas légion et la réputation de son activité passée au sein de l’entreprise Dargelin plaidant en sa faveur, on lui confia du travail immédiatement. En quelques semaines elle eut de quoi s’occuper tous les jours. Elle put ainsi mettre en place son secteur, créer sa petite entreprise qui rapidement devint florissante. Elle reçut même un coup de fil de son ex-beau-père, il avait besoin d’un remplacement dans l’urgence, personne n’étant disponible, il avait donc dû se résigner à se tourner vers elle. Isabelle se fit un grand plaisir de l’envoyer paître. Les savoir obligés de l’appeler, elle, celle qu’ils avaient reniée, l’avait mise en joie pour la journée, même si d’entendre la voix du patriarche avait réveillé de douloureux souvenirs.
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