Stanislas Lem - Solaris

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L’histoire se déroulant à bord de la station d’observation est la continuation de celle commencée avec la découverte de la planète. Là, l’incompréhension est de mise : les occupants de la station ne savent pas comment interpréter les raisons pour lesquelles l’océan a réagi en leur envoyant ces « visiteurs », tirés de souvenirs douloureux. Est-ce une volonté délibérée de les tourmenter en représailles à l’émission des rayons X ? Ou bien a-t-il agi sans savoir ce qu’il faisait, en extrayant les souvenirs les plus marquants de leurs esprits ? Les événements vécus par Kelvin et ses compagnons pourront-ils contribuer à sortir la Solaristique de l’ornière dans laquelle elle piétine depuis des années ? En tout cas, s’il y a une chose à en retenir c’est que, avant de comprendre une forme de vie extraterrestre, les humains doivent apprendre à se connaître eux-mêmes.
Solaris

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Stanislas Lem

Solaris

Traduit du polonais par Jean-Michel Jasienko

Denoël

Cet ouvrage a été précédemment publié dans la collection Présence du futur aux Éditions Denoël.

Titre original : Solaris

(Wydawnictwo ministerstwa Obrony Narodowej)

Stanislas Lem, 1961.

Éditions Denoël, 1966, pour la traduction française.

L’arrivée

À dix-neuf heures, temps du bord, je me dirigeai vers l’aire de lancement. Autour du puits, les hommes se rangèrent pour me laisser passer ; je descendis l’échelle et pénétrai à l’intérieur de la capsule.

Dans l’habitacle étroit, je pouvais difficilement écarter les coudes. Je fixai le tuyau de la pompe à la valve de mon scaphandre, qui se gonfla rapidement. Désormais, il m’était impossible de faire le moindre mouvement ; j’étais là, debout, ou plutôt suspendu, enveloppé de mon survêtement pneumatique et incorporé à la carapace métallique.

Je levai les yeux ; au-dessus du globe transparent, je vis une paroi lisse et, tout en haut, la tête de Moddard, penchée sur l’ouverture du puits. Moddard disparu, ce fut brusquement la nuit ; le lourd cône protecteur avait été mis en place. J’entendis, huit fois répété, le bourdonnement des moteurs électriques qui tournaient les écrous, puis le sifflement de l’air comprimé dans les amortisseurs. Mes yeux s’habituaient à l’obscurité ; je discernai l’encadrement phosphorescent de l’unique compteur.

Une voix résonna dans les écouteurs :

— Prêt, Kelvin ?

Je répondis :

— Prêt, Moddard.

— Ne t’inquiète de rien, dit-il. La Station te cueillera en vol. Bon voyage !

Il y eut un grincement, la capsule oscilla. Presque malgré moi, je tendis les muscles. Aucun autre bruit, aucun autre mouvement ne se produisit.

— Quand le départ ? demandai-je.

Je perçus un bruissement à l’extérieur — comme une averse de sable fin.

— Tu es en route, Kelvin, bonne chance ! répondit la voix de Moddard, aussi proche qu’auparavant.

Une fente s’écarta largement à la hauteur de mes yeux et je vis les étoiles. Le Prométhée naviguait aux alentours de l’Alpha du Verseau, mais ce fut en vain que j’essayai de m’orienter. Une poussière étincelante remplissait le hublot ; je ne reconnus aucune constellation ; le ciel de cette région de la Galaxie m’était étranger. J’attendais le moment où je passerais à proximité de la première étoile distincte ; je fus incapable d’en isoler aucune. Leur éclat diminuait ; elles fuyaient, confondues en une vague lueur pourpre. Je pris ainsi conscience de la distance parcourue. Le corps raidi, serré par mon enveloppe pneumatique, je fendais l’espace, avec l’impression de rester immobile dans le vide et avec pour seule diversion la chaleur qui montait lentement, progressivement.

Soudain, il y eut un crissement, un bruit aigre, comme le frottement d’une lame d’acier sur une plaque de verre mouillée. Et ce fut la chute. Si les chiffres qui sautaient dans le voyant du compteur ne m’en avaient pas averti, je n’aurais pas remarqué le changement de direction ; les étoiles depuis longtemps disparues, le regard se perdait, encore et toujours, dans la pâle clarté rousse de l’infini. J’entendais mon cœur, qui battait pesamment. Sur la nuque, je sentais le souffle frais du climatiseur ; cependant, j’avais le visage en feu. Je regrettais de ne pas avoir aperçu le Prométhée ; il était sans doute hors de vue lorsque les commandes automatiques avaient écarté le volet du hublot.

Une secousse ébranla la capsule, une autre secousse suivit ; le véhicule se mit à vibrer. Pénétrant les couches de revêtements isolants, traversant mon enveloppe pneumatique, la vibration me gagna et se communiqua à mon corps tout entier ; multiplié, le cadre phosphorescent du compteur s’étala en tous sens. J’ignorai la peur. Je n’avais pas entrepris ce long voyage pour aller m’égarer au-delà du but !

J’appelai :

— Station Solaris ! Station Solaris, Station Solaris ! Je crois que je quitte la trajectoire, redressez-moi ! Station Solaris, ici la capsule en provenance du Prométhée. À vous, Solaris, j’écoute !

J’avais raté l’instant précieux de l’apparition de la planète ! Elle s’étendait devant mes yeux, immense déjà et plate ; pourtant, d’après l’aspect de sa surface, je jugeai que j’étais encore loin. Ou, plus exactement, que j’étais encore très haut, puisque j’avais dépassé la frontière imperceptible, à partir de laquelle la distance qui nous sépare d’un corps céleste se mesure en termes d’altitude. Je tombais. À présent, même en fermant les yeux, je sentais la chute. Je m’empressai de soulever les paupières, car je ne voulais plus rien manquer de ce qu’il y avait à voir.

J’attendis une minute en silence, puis je recommençai à appeler. Pas de réponse. Dans les écouteurs, des crépitements se succédaient en salves, sur un fond de rumeur, basse et profonde, que j’imaginai être la voix même de la planète. Un voile recouvrit le ciel orangé et le hublot s’obscurcit ; instinctivement, je me recroquevillai, autant que le permettait mon vêtement pneumatique ; presque aussitôt, je compris que je traversais des nuages. Comme aspirée vers le haut, la masse des nuages s’envola. Je planais, tantôt dans la lumière, tantôt dans l’ombre, la capsule tournant sur elle-même autour d’un axe vertical. Gigantesque, la boule solaire se montra enfin devant la vitre, surgissant à gauche, pour disparaître à droite.

Une voix lointaine me parvint à travers la rumeur et les crépitements :

— Attention, Station Solaris ! Ici, Station Solaris. Tout va bien. Vous êtes sous le contrôle de la Station Solaris. La capsule se posera au temps zéro. Je répète, la capsule se posera au temps zéro. Préparez-vous ! Attention, je commence. Deux cent cinquante, deux cent quarante-neuf, deux cent quarante-huit …

Des miaulements secs entrecoupaient les mots : un appareil automatique articulait les paroles d’accueil. Voilà qui était pour le moins étonnant. D’habitude, tous les hommes d’une station spatiale s’empressaient de saluer le nouveau venu, surtout quand celui-ci arrivait directement de la Terre. Je n’eus pas le loisir de m’étonner longtemps, car l’orbite du soleil, qui jusqu’alors m’entourait, se déplaça inopinément, et le disque incandescent sembla danser à l’horizon de la planète, se montrant tantôt à gauche, tantôt à droite de celle-ci. Je me balançais, pareil au poids d’un pendule géant, cependant que la planète, surface striée de sillons violacés et noirâtres, se dressait devant moi comme une paroi. La tête commençait à me tourner, quand je découvris un petit échiquier de points verts et blancs — le signal d’orientation de la Station. En claquant, quelque chose se détacha du cône de la capsule ; le long collier du parachute déploya avec fureur ses anneaux et le bruit qui me parvint évoquait irrésistiblement la Terre — pour la première fois, après tant de mois, le mugissement du vent.

Ensuite, tout se passa très vite. Jusqu’alors, je savais que je tombais. À présent, je m’en aperçus. L’échiquier vert et blanc grandissait rapidement ; je vis qu’il était peint sur un corps allongé, en forme de baleine et à reflets d’argent, dont les flancs se hérissaient d’antennes de radar ; je vis que ce colosse métallique, percé de plusieurs rangées d’ouvertures sombres, ne reposait pas à la surface de la planète, mais était suspendu au-dessus, projetant sur fond d’encre une ombre ellipsoïdale d’un noir plus intense. Je distinguai les rides ardoisées de l’océan, animées d’un faible mouvement, et tout à coup les nuages s’élevèrent très haut, cernés d’une aveuglante lueur écarlate ; au-delà, le ciel fauve devint cendré, lointain et plat, et tout s’effaça ; je tombais en vrille.

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