Elle se réveilla vers deux heures du matin la bouche pâteuse, une migraine monstrueuse lui tenaillant le crâne, étalée telle une loque au pied de la cuvette des toilettes. Elle puait la vomissure et l’urine, elle avait fait sous elle. Elle se déshabilla puis prit une douche brûlante, un Doliprane, et elle se coucha une fois de plus en pleurant, noyée sous le chagrin, avec en plus la honte comme compagne.
Quand elle se leva le lendemain matin, elle ne fut pas en état de se rendre à la supérette. Elle appela Éric pour lui expliquer qu’elle était malade. Il lui dit de se reposer et de ne revenir que lorsqu’elle irait mieux, qu’il comprenait que cette période devait « la travailler ». Elle pensa qu’Éric était vraiment un patron formidable et compréhensif, toujours attentif à son bien-être.
En plus d’avoir des douleurs abdominales horribles, la plus belle gueule de bois de sa vie doublée d’une intoxication médicamenteuse à cause du Valium, Isabelle avait maintenant honte. Honte d’avoir tenté de se suicider, mais surtout honte de s’être ratée. En plus de ne pas avoir réussi sa vie, elle avait aussi raté sa mort. Elle était pourtant allée jusqu’au bout de son acte, mais elle était toujours vivante, seule, comme une conne. Que doit penser Frédéric de moi ?
Elle sortit, il ne pleuvait plus. Elle alla au pied du bambou.
— Pardonne-moi. J’ai été stupide. Je te jure de ne jamais recommencer, mon amour. Je t’aime.
Elle essuya ses larmes, fit demi-tour et retourna dans la maison. Elle vida le restant de la bouteille de gin dans l’évier. Rien que de sentir le parfum de l’alcool, la nausée la reprit. Sa tentative de suicide était un secret entre eux deux, elle ne voulut pas que quelqu’un d’autre le sache, elle n’en parla donc à personne…
Malgré l’hiver qui était maintenant bien installé, elle passait encore beaucoup de temps dans le jardin, sur le banc, près de lui. Elle s’était offert une paire de cisailles japonaises afin de pouvoir continuer la taille en nuage du buis. Elle caressait avec amour les feuilles du métaké, leur douceur l’électrisait. Cette plante, fine et souple, résistante et d’une grande beauté, c’était lui, comme une réincarnation, il était le végétal. Quand elle ne pouvait pas être dehors, elle choisissait dans son stock de neuvaines achetées à l’église une bougie qu’elle positionnait dans le photophore de granit qui résistait au vent.
Elle avait fait développer sur un papier glacé une photo de son sanctuaire, photo qu’elle gardait dans son portefeuille, elle ne la quittait jamais, tout comme quelques feuilles séchées de la graminacée. L’idée lui venait parfois que c’était du fétichisme morbide, mais c’était également le seul moyen qu’elle avait trouvé pour garder un lien avec son mari. Une passerelle intemporelle par-delà la mort. Quand elle était là, au pied du bambou, elle était avec lui, ils étaient ensemble, réunis à jamais. Elle serra les chaumes contre elle, leur contact la rassurait, la calmait.
Au fond d’elle-même, Isabelle savait bien que cet attachement à ce jardinet exotique était malsain, parler dans le vide comme ça n’était pas bon pour sa raison, mais elle en avait besoin. Elle voyait bien que les gens souriaient en coin quand ils la dévisageaient dans la rue ou dans la supérette. Elle était celle qui parle toute seule, qui croit que le fantôme de son époux habite un arpent de jardin japonais. Elle ne leur en voulait pas, ils ne pouvaient pas comprendre que ce petit bout de verdure, c’était ce que le ciel lui offrait pour la consoler un peu de la disparition de l’être aimé.
Bientôt, elle devint sujette à des hallucinations : elle eut l’impression de voir le visage de Frédéric, d’entendre sa voix, juste là, dans le feuillage et sans l’aide de substances illégales cette fois.
Pour ne pas perdre de temps, elle en était arrivée à appeler la gendarmerie, non plus en sortant de son travail, mais lors de sa pause de quinze heures trente pour ne pas voler une seule minute à celui qu’elle aimait tant. C’était son no man’s land. Quand elle était dans le jardin, le temps cessait de s’égrener, tout s’arrêtait, la douleur se faisait moins lancinante, elle retrouvait le goût de la parole, elle souriait.
Seul Éric, son papet, comme elle se plaisait à l’appeler, et les clients étaient le lien qui la maintenait à la réalité. Mais ce lien s’effilochait de jour en jour, prêt à se rompre à n’importe quel moment pour la faire chuter dans la démence. Elle parlait beaucoup plus aux pieds de bambou qu’à ses semblables. Elle avait créé un univers parallèle où Frédéric n’était pas vraiment mort, son corps n’était plus là, mais il lui parlait, la conseillait, lui fredonnait des mélodies à l’oreille pour calmer son chagrin, sa voix lui chantonnait les paroles de « Tête en l’air » d’Higelin :
Sur la terre, tête en l’air, amoureux,
Y a des allumettes au fond de tes yeux,
Des pianos à queue dans la boîte aux lettres,
Des pots de yaourt dans la vinaigrette
Et des oubliettes au fond de la cour…
Cette chanson, il la lui avait sifflée souvent et elle l’entendait encore. Alors les larmes roulaient sur ses joues et venaient s’écraser sur les arabesques de sable du jardin. Au fond de la cour d’Isabelle, il n’y avait pas d’oubliettes, Frédéric ne serait jamais oublié puisqu’il était là, juste à côté d’elle.
À force de rester souvent dehors, quelle que fût la météo, elle s’était habituée au froid, même si elle avait hâte d’être aux beaux jours pour passer plus de temps près de lui. Elle envisageait de manger près de lui, et pourquoi pas si le temps le permettait, de dormir à la belle étoile à ses côtés.
Frédéric était devenu cet ami invisible de l’enfance, le héros que l’on crée le soir, seul dans son lit, celui qui nous aide à affronter les monstres qui peuplent nos cauchemars.
Enfin les beaux jours arrivèrent. Isabelle passait le plus clair de ses loisirs sur son banc, elle avait pris l’habitude de lire à haute voix des romans, des polars plus précisément, car son mari était un grand amateur de littérature policière. Elle s’appliquait à mettre le ton, elle jouait pratiquement le livre telle une pièce de théâtre. Quand elle ne bouquinait pas ou ne lui faisait pas la conversation, ils écoutaient ensemble sa musique. Il lui fallait aussi s’occuper du bambou qui envahissait de plus en plus l’espace, comme s’il voulait aller jusqu’à la maison, prendre possession du territoire, arracher les mauvaises herbes, ratisser le sable, préserver leur petit morceau de paradis…
Le mois de juillet fut particulièrement chaud, c’est là qu’elle commença à dormir dans un duvet dans le jardin. Certes, elle était courbaturée le matin, mais elle était heureuse, ils dormaient à nouveau ensemble. Lors des rêves qu’elle faisait à ce moment-là, elle se voyait s’endormir au creux de ses bras, elle sentait son souffle chaud à la naissance de son cou, sa peau brûlante contre la sienne, l’enlaçant, la caressant. Elle ne le quittait plus que pour aller travailler. Elle ne pleurait pratiquement plus, elle souriait à nouveau, elle renaissait en quelque sorte à la vie. Pour la seconde fois, Frédéric lui offrait une nouvelle vie, comme lors de leur rencontre. Au bout de trois nuits, afin de moins sentir la dureté du sol, Isabelle ratissa toutes les feuilles du métaké, elle en fit un tas volumineux. En posant son sac de couchage sur ce matelas de fortune, elle dormait mieux, plus de douleurs lombaires.
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