— Demain matin, dix heures.
— Tu me tiens au courant, hein : qu'ils ne s'avisent pas de te garder, ces cons-là ! menaça Jeff en blaguant à moitié.
Jane aussi se méfiait. Du destin, des blessures mal cicatrisées, des chevaux de feu qui vous passent sur le corps.
Barney était paraît-il un personnage étrange, un médecin hors normes aux méthodes pas toujours conventionnelles mais efficaces. Un gourou ? Jane se posait la question, les yeux sur la route de campagne qui menait à sa clinique, Duane tétant son pouce à l'arrière, quand une voiture apparut ; elle venait d'un chemin mal bitumé sur la gauche, une vieille guimbarde qui s'arrêta au stop. Jane, qui avait ralenti dans sa petite Fiat, accéléra.
La guimbarde attendit qu'elle arrive à dix mètres pour lui couper la route.
Jane n'eut pas le temps de crier. Trop tard pour freiner : ou elle enfonçait l'obstacle de plein fouet ou elle se jetait dans le fossé sur sa droite, côté Duane. Jane cessa de respirer, d'un coup de volant chercha à contourner le monstre de fer, sentit un choc terrible contre la portière avant de voler littéralement : éjectée de la route, la Fiat percuta le sommet du fossé et partit en tonneaux dans un bruit de tonnerre.
Une poignée de secondes, comme un punching-ball.
Quand Jane ouvrit de nouveau les yeux, le sang coulait sur son visage. Une douleur atroce lui serrait le cœur : elle était encastrée dans l'habitacle, le toit enfoncé jusqu'aux sièges, jonchés d'éclats de verre. Duane… Elle fit un effort désespéré, réussit à tourner la tête vers l'arrière, et vit le petit ange traversé de bouts de ferraille. Il n'en restait plus rien, qu'un gigot sanguinolent… Une autre douleur alors la réveilla, fulgurante : celle de sa jambe écrasée par le moteur.
*
L'accident avait eu lieu à trois kilomètres de la clinique du docteur Barney. Jeff avait été prévenu le soir même, en sortant de concert, et avait trouvé Jane le lendemain dans un lit d'hôpital, exsangue. On n'avait pas pu sauver sa jambe ; os, tendons, muscles, tout était broyé ; il avait fallu l'amputer sous le genou.
Quant à Duane, il était mort à l'arrivée des secours.
Leur vie venait de basculer et ne s'en relèverait jamais.
Douleur furieuse, rage impuissante, Jeff avait voulu passer ses nerfs sur le chauffard qui avait provoqué l'accident, bien décidé à le cogner jusqu'à la fin de ses jours, mais il était tombé sur un vieux de quatre-vingt-dix ans qui, s'il était sorti indemne de la collision, n'y voyait pas à deux mètres derrière ses culs-de-bouteille.
— Elle allait trop vite ! se disculpait-il.
Une envie de meurtre, de commencer par soi…
Jeff avait tout laissé en chantier pour s'occuper de Jane. Qu'au moins elle vive.
Il l'avait veillée, caressée, pleurant avec elle le souvenir de leur beau bébé cassé. La dégueulasserie n'avait pas de limites. Il ne restait qu'eux dans la mare aux sorcières, pataugeant dans les remugles d'un amour déchu.
Jane souffrait le martyre lors de la crémation — leur petit bout de fils reconstitué comme du hachis dans son costume de bois, la morphine postopératoire incapable d'atténuer la douleur, Duane qui s'en allait dans les flammes : un mauvais rêve.
Jane avait passé deux mois sous sédatif, prostrée dans ce lit d'amour où il n'était plus question de rien. Son fils, sa jambe, c'était trop. Jefferson la voyait sombrer mais il ne voulait pas perdre la femme qu'il aimait, même estropiée. Il lui fit des propositions, chercha avec elle une façon de s'en sortir.
— Ça servira à quoi ?
— T'occupe.
Tout n'était pas perdu. Avec le temps, la douleur de son moignon était devenue physiquement tolérable, Jane devait bouger, sortir de ce lit sanctuaire où elle se laissait mourir… Jeff n'était pas fier en amenant la prothèse, mais il lui vendit l'article : la prothèse était une petite merveille de technologie (qui lui avait coûté sa maigre fortune), épousant parfaitement les mouvements de son articulation et la pression du corps. Avec ça et un peu d'entraînement, elle pourrait marcher presque normalement.
Jeff s'emballait, maladroit, enthousiaste.
— Te fatigue pas, avait-elle dit sans un sourire, c'est fichu.
— Non.
— Si…
Jefferson ne voulait pas l'entendre, mais Jane savait que tous les efforts du monde n'y changeraient rien.
— Laisse tomber, je te dis. Tu ne vas pas passer ta vie avec une infirme. Regarde-toi : tu es trop jeune et trop beau pour t'encombrer… La musique est ton salut, Jeff, et moi un boulet, c'est aussi simple que ça. Et je ne veux pas de ta pitié, attendre le jour où tu ne rentreras pas, où tu en aimeras une autre et que tu te crèveras le bide pour m'en parler, pauvre petit chéri écrasé de culpabilité mais qui partira quand même, et qui aura raison… Tu vas me quitter, un jour ou l'autre, et je ne veux pas vivre ce compte à rebours. Je préfère qu'on se sépare maintenant, au moins les choses sont claires. Demain, tu ne m'aimeras plus. Je peux t'aider à ça si tu t'avises de rester contre mon gré… Sauve-toi. Sauve-toi Jeff, va faire de la musique et disparais de ma vue. De ma vie. Maintenant .
Jane devenait méchante. Elle disait qu'elle pouvait se débrouiller sans lui, qu'elle avait une assurance santé de ses parents, un gros paquet de fric qui tomberait bientôt, qu'elle referait sa vie avec un cul-de-jatte, un putain d'aveugle ou n'importe quel fils de pute excité par un moignon d'amputée.
Jeff était parti.
*
Il y avait de la drogue dans la drogue…
Jane avait pris une première dose avant de prendre le cable-car, histoire de se mettre en train. Elle avait dit au revoir à Castro, le quartier où elle avait vécu ses premières années à San Francisco, la maison en bois peint en mauve qu'elle partageait avec Frank… Qu'était devenu son mentor homo ? Producteur entouré de cajoleurs ou junky tremblant, les sinus défoncés à l'ammoniac ?
Les yeux vagues à la vitre du cable-car, Jane avait observé les rues pentues qui menaient à Haight-Ashbury, ses pastels de maisons sagement alignées défiant la tectonique, les boutiques organic qui florissaient le long des rues, le soir tranquille qui tombait sur la ville, se demandant quand la drogue allait faire son effet.
« Manquerait plus qu'on m'ait grugée sur le dosage », ruminait-elle encore en descendant du cable-car.
C'est en bordure du parc qu'elle ressentit les premiers effets de la poudre. Après quatre ans de sevrage, le choc fut frontal ; elle dut se rattraper aux grilles, manquant de chanceler sur sa jambe de fer.
« Oufff… »
Son cerveau en voyait de toutes les couleurs. Jane eut un brusque haut-le-cœur et vomit sa bile au pied des arbustes. L'acidité la fit tousser un moment avant qu'elle ne reprît ses esprits. Ça n'allait pas mieux. Vertige, nausée, il fallait qu'elle trouve un endroit tranquille, pour se remettre…
Le jour, le Golden Gate Park accueillait une foule dispersée entre les allées menant aux musées et les vastes pelouses, terrains de jeu des enfants et des chiens : la nuit, c'était le rendez-vous des défoncés, des homeless, des détraqués… Jane se traîna en s'accrochant aux grilles du parc, finit par trouver l'équilibre après un bref combat contre l'apesanteur. Sa prothèse s'était transformée en ressorts de cartoon, elle avait l'impression de fendre les vagues d'un océan déchaîné, vaisseau féminin crachant l'écume.
Ne voyant personne à l'entrée du parc, elle descendit l'allée et trouva un banc à l'ombre d'un chêne multicentenaire.
Elle se tenait là, immobile. La lune éclairait les feuillages : les pelouses étaient mauves, son cerveau dans le formol… Les minutes passèrent, mauvais mirage. Jane trouva une cigarette dans son sac de toile, l'alluma fébrilement. On s'évaporait autour d'elle, statue blanche et chrome sous les rayons cosmiques. Son esprit se stabilisa un peu, entre Mercure et Jupiter. Jane divaguait sur le banc du parc lorsqu'elle entendit le craquement d'une branche sur sa droite.
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