Caryl Férey - Les Nuits de San Francisco

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Le dernier ouvrage de Caryl Férey, Les Nuits de San Francisco, conte la rencontre de Sam, un Indien sans domicile, et de Jane, une jeune mère désabusée cherchant à fuir San Francisco pour commencer une nouvelle vie.
« Sa petite robe à pois blancs dansait sur le trottoir, des taches phosphorescentes entre chien et loup comme des signaux de détresse. Sam ne voulait pas y croire, c’était un rêve qui s’échappait de son esprit, la jeunesse qu’il avait bue, rebue, jusqu’à la foutre en l’air, elle et tout ce qui pouvait lui ressembler.
Sam était là, bancal sur sa chaise, électrisé par l’instant, et son cœur malmené soudain se révulsa : la femme avait une jambe coupée. »
REVUE DE PRESSE
« Les Nuits de San Francisco sont noires et brûlantes sous la plume de Caryl Férey. […] Auteur de solides romans noirs, Caryl Férey signe cette fois un texte court et brutal, tel un chant guerrier d'une profonde tristesse. »
Télérama « Ce livre de Caryl Férey est bref et dense, chargé en émotion mais sans pathos, truffé de clins d'œil et servi par une belle écriture. »
LivresHebdo « À son meilleur, Férey offre un texte à double visage, des shots de poésie violente, électrique, émotive. »
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Il y avait des fêtards, des gens qui rentraient chez eux, des touristes que taxaient les sans-abri de son genre.

— Tu veux aller où ? demanda-t-il bientôt.

— Où tu veux.

— Où je veux ? Mais je ne connais rien. Je suis pas d'ici.

— Non, convint Jane, tu es de Wounded Knee… Comme moi ce soir. C'est beau, non ?

Sa voix se voulait plus familière, mais Jane avait du mal à articuler. Le guerrier la portait depuis trois cents mètres, légère comme une plume avec sa jambe en moins.

— Alors ? demanda Deux-Ours, désignant les enseignes des bars.

Difficile de lire les noms. Jane laissa tomber.

— Le premier, là, dit-elle, avec la devanture rouge…

L'intérieur du bar était sombre et il n'y avait pas de portier ; ils se glissèrent sans encombre jusqu'au comptoir de l'Alembic, le plus petit bistrot de la rue Haight, à l'ambiance plus ou moins gothique malgré les Sex Pistols qui braillaient dans les enceintes. Deux-Ours nicha Jane sur un tabouret, jeta un œil curieux sur le décor pendant qu'elle rassemblait ses esprits.

— Salut, ça va ?! lança la barmaid. Qu'est-ce que je vous sers ?

Une punkette en jupe courte déchirée trônait derrière le comptoir ; elle portait des bas en pattes d'araignée, une dizaine de piercings et des tatouages aux couleurs étranges sous le spot violet qui éclairait le comptoir.

— Tu bois quoi ? fit Jane à son compagnon d'un soir.

— Je ne sais pas, comme toi, une bière…

— OK. Deux bloody mary, s'il te plaît.

Deux-Ours ne broncha pas. Il y avait un peu de monde, un couple d'amoureux imbibés qui se pelotaient à l'autre bout du comptoir, quelques touristes qui s'encanaillaient, un ou deux soûlards de service.

— C'est pas souvent qu'on me paie un verre, fit l'Indien.

— C'est parce que tu bois trop, Deux-Ours !

La punkette derrière le comptoir aussi avait l'air bien partie — elle faisait semblant de pisser dans les cocktails, pour la plus grande joie des amoureux. Enfin, leurs verres atterrirent à portée de main. Bonne idée d'avoir pris de l'argent : Jane déposa un billet de vingt dollars sur le comptoir humide, laissa le pourboire.

Ils trinquèrent.

— À la vie, Deux-Ours ! s'esclaffa-t-elle. À la vie qui fout le camp !

Ils burent une première gorgée, épicée, croquèrent les asperges vertes qui trempaient dans la vodka-tomate. Celle de Jane avait un sale goût d'ammoniac.

— Qu'est-ce qui t'est arrivé ? s'enhardit Deux-Ours. Pour que tu sois comme ça…

— Comme ça ? fit Jane en dressant sa prothèse. Bah, j'ai pris mon pied un jour où je n'en pouvais plus en le mettant dans un broyeur… Ou alors j'ai été amputée sur un champ de bataille. Ou je suis née comme ça : avec un bout de ferraille articulé au genou. Tu choisis.

— Je ne parlais pas spécialement de ta jambe, répondit-il d'un ton neutre. Je me demandais seulement comment quelqu'un comme toi pouvait se retrouver avec quelqu'un comme moi, dans ce bar, pourquoi tu erres la nuit dans les rues… Pourquoi je t'ai suivie.

Elle tangua un moment sur son tabouret imitation zèbre.

— Nos destins sont liés, Deux-Ours : c'est la nuit qui nous a réunis.

— Tu ne réponds pas, Jane, ou alors à côté.

Bien sûr.

— Parle-moi plutôt de toi.

Il soupira, comme si de vieux souvenirs lui remontaient.

— Il n'y a pas grand-chose à dire… Pauvreté, désœuvrement, alcool, chômage, fuite. À mettre dans l'ordre que tu veux… Mon histoire est tellement banale qu'elle ne vaut pas une ligne, dans aucun livre, ni même que je te la raconte.

Son élocution était hésitante malgré son haleine, sa lucidité encore intacte. Jane sonda son regard, il était triste et condamné comme son peuple, l'idée qu'elle s'en faisait. Que le diable les emporte, les Indiens massacrés de Wounded Knee, elle, sa prothèse, la dope. Jane délirait sur son tabouret.

— Tu as un métier ? demanda soudain Deux-Ours.

— Hum ?

— Je suis sûr que tu fais autre chose de ta vie que traîner dans la rue.

— Ah oui, releva-t-elle mollement, qu'est-ce qui te fait croire ça ?

— Ce n'est pas un endroit pour toi.

Elle se redressa sur son tabouret, ivre.

— Tu me mettrais dans quelle case : rebut ?

— Je t'ai déjà dit que tu étais belle comme tu étais, s'empourpra le Sioux.

— Comme j'étais, oui.

Jane descendit la moitié du bloody mary, Hanni El Khatib à plein volume. La barmaid tatouée alignait les shots au bout du comptoir, bien décidée à soûler à mort le couple d'amoureux. Jane se tourna vers le vagabond, qui méditait dans son cocktail.

— Tu as dit adieu à ta famille, Deux-Ours ?

Il releva la tête, circonspect.

— Pourquoi ?

— C'est important.

— Je me souviens pas. C'était il y a longtemps… Et il vaut mieux comme ça. De toute façon, il n'y a rien à faire là-bas, même pas des adieux.

— C'est parce qu'on vous a parqués.

— Hum.

— Il paraît qu'ils veulent faire un mausolée, ou un monument pour les victimes de Wounded Knee, avança Jane. On m'a aussi dit que Johnny Depp voulait racheter le site pour le donner aux Indiens…

Il opina tristement.

— Comme ça, on finira en bêtes curieuses, pour les touristes.

— Tu sais ce que disait je ne sais plus quel poète, fit-elle pour lui remonter le moral : « Celui qui regarde le lion dans sa cage finit par pourrir dans la mémoire du lion… »

— Hum.

Il grognait toujours. Jane acheva son verre, encore rempli de glaçons. Effets secondaires de la dope, lassitude de son cerveau malade, la jeune femme rouvrit les yeux et soudain tout s'accéléra : la musique, la barmaid piercinguée qui versait les shots de whisky sur ses seins nus en hurlant des insanités, les mouvements des clients au comptoir, les vertiges. D'autres touristes arrivaient et elle perdait les pédales.

— Viens, souffla Jane. Allons-nous-en…

Deux-Ours l'aida à descendre du tabouret, finit la vodka et la prit heureusement par le bras.

Le vent dehors lui fit un peu de bien. Pas assez. Jane n'était pas sûre d'arriver seule au sommet de la colline ; un vieux hippie dormait au milieu du trottoir, les noctambules riaient fort, mais le monde devenait flou.

— On va où ? demanda Deux-Ours.

Jane fit un effort terrible pour marcher droit.

— À Bellavista…

*

Ils n'avaient croisé que des corbeaux sur la route. Une autre vue de l'esprit, qui s'échappait peu à peu. Courage, se dit-elle. Il lui en fallait.

Le petit parc de Bellavista se situait au bout de la main street, grimpant à flanc de colline. Jane y allait souvent avec Duane et Jeff : les petits animaux, les terrains de tennis avec panorama sur la ville, les joggers, les meutes de chiens disciplinés qu'on promenait par groupe, mille curiosités pour un bébé attentif. Mais Duane n'existait plus, ni Jeff, ni elle. Le parc, moins couru que son gigantesque homologue du Golden Gate, semblait vide. Ici pas de musées ni de plans d'eau aménagés, que des souvenirs à la casse.

Deux-Ours l'aida à gravir le chemin sinueux qui menait tout là-haut. Le rescapé de Wounded Knee était un brave sous ses loques, et dur au mal.

— Tu tiens le coup ? demanda-t-il à mi-chemin.

— Super.

La vodka n'avait pas arrangé son état. Ils atteignirent enfin l'espace rocheux qui marquait le sommet de la colline. Jane évita les pierres traîtresses qui jonchaient le sentier creusé par le pas des promeneurs, la prothèse butait sur les obstacles mais Deux-Ours titubait mieux qu'elle dans la nuit.

Le vent était plus fort sur les hauteurs de Bellavista, et la faisait vaciller. Jane avait le cœur gros, le souffle court.

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