Sortant de sa léthargie, elle fixa les ténèbres : oui, il y avait une forme à l'ombre du chêne, qui disparut dans l'obscurité…
Elle guetta les bruits de la nuit, un temps qui lui parut interminable, n'entendit plus que le chant du vent dans les arbres… Hallucination ? Un nouveau craquement se produisit, sur sa gauche… Non, elle ne rêvait pas, il y avait bien une silhouette sous l'arbre : un homme, qui se terrait à l'ombre des branches…
— Tu cherches quelque chose ?! lui lança-t-elle.
La forme ne bougea pas — pas tout de suite. Le cœur de Jane battait jusqu'à ses tempes échaudées par la dope : un homme grand et massif sortit enfin de sa cachette, les cheveux sur les épaules… La lune l'éclaira un peu sur le terrain découvert : un homeless.
— Heu… je ne sais pas, dit-il.
— Tu sais pas quoi ?
Il marchait à pas comptés, hésitant.
— Ce que je cherche…
Il semblait plus mal à l'aise que menaçant.
— Si tu es là, tu dois avoir une piste.
— Je… je vous ai suivie, avoua-t-il, je ne sais pas pourquoi…
Ce n'était pas un violeur en maraude mais un sans-abri à la peau cuivrée vêtu de guenilles, portant un sac de toile élimée à l'épaule. Il avança jusqu'à elle, pataud, visiblement intimidé.
— Tu es indien ? demanda Jane pour briser la glace.
Il baissa les yeux sur sa robe à pois blancs.
— Ça se voit tant que ça ? dit-il d'une voix rauque.
— Ça fait cinq minutes que tu me tournes autour comme un chariot.
L'homme esquissa un sourire dans la semi-obscurité. Il avait entre trente et quarante ans, difficile à dire vu son état, empestait l'alcool et se dandinait sur l'herbe fraîche.
— Je ne voulais pas te faire peur, dit-il. Pardon.
Le pauvre avait l'air sincère.
— Tu viens d'où ?
— Dakota du Sud.
Jane connaissait sa géographie, les histoires qui allaient avec.
— Sioux ?
L'homme opina :
— Oglala.
— Ceux qu'on a massacrés à Wounded Knee, hum…
Jane gambergeait sur son banc. Elle et Jeff trouvaient que les photos des Indiens abattus dans la neige à Wounded Knee rappelaient les soldats de la Wehrmacht lors de la retraite de Russie, ces corps gelés avec leurs chevaux, ou ce qu'il en restait… Wounded Knee, genou blessé : Jane reçut la nouvelle comme une révélation macabre, un message qu'on lui envoyait de l'au-delà, et ses fantômes pour lui répondre… Elle se ressaisit.
— Tu t'appelles comment, Grand Chef ?
— Sam…
— Ce n'est pas un nom de Sioux.
L'homme fit la moue.
— C'est celui qu'on m'a donné…
Jane songea qu'il avait dû être beau ; ses yeux étaient doux derrière les brumes d'alcool, son corps encore élancé sous ses frusques sales. Un pauvre bougre d'Indien déraciné qui n'avait pas survécu au massacre : bien sûr, leur rencontre ne devait rien au hasard… Jane chercha dans les étoiles, qui n'y pouvaient plus rien.
— Je vais t'appeler… Deux-Ours, dit-elle.
Le Sioux haussa les épaules sous son treillis élimé, désigna la place sur le banc.
— Je peux m'asseoir ?
Il tanguait dans la houle.
— Si tu arrives jusque-là, oui, répondit-elle.
Son sourire ironique le mit un peu plus mal à l'aise ; bon an mal an, Deux-Ours prit place sur le banc.
— Je m'appelle Jane, dit-elle.
Il loucha sur son visage, trop près sans doute, malgré la distance respectable qu'il avait mise entre eux. Il devait avoir sacrément picolé. Jane tira une cigarette de son sac.
— Tu fumes, Deux-Ours ?
— Je m'appelle Sam, dit-il.
Il était presque attendrissant.
— Ce n'est pas ma faute si tu as de grosses pattes, dit-elle pour le détendre.
Le Sioux prit la cigarette sans un mot, l'alluma, puis il jeta un regard noir sur l'étendue du parc. La pelouse blanchissait sous la lune, eux aussi commençaient à mieux distinguer les contours de leur visage. Une nausée la ramena à la réalité.
— Tu vas mieux ? demanda-t-il.
Jane s'ébroua — son esprit escaladait les cimes des arbres.
— Mieux ?
— Je t'ai vue vomir près des grilles, tout à l'heure…
Elle cligna des yeux.
— C'est pour ça que tu m'as suivie ?
Il ne répondit pas.
— Dis-moi, Deux-Ours : tu suis tous les animaux blessés ou malades que tu croises pour leur faire la causette ?
Il secoua sa longue tignasse brune, fataliste.
— Non… Non, j'ai le cerveau brouillé, Jane. Bu trop d'eau-de-feu… (Il croisa brièvement son regard…) Deux-Ours est une espèce en voie de disparition, si tu veux mon avis.
Jane eut un rire franc, accentué par la drogue. Non elle ne se trompait pas, le destin lui envoyait son représentant officiel, le messager du Grand Esprit, pour qu'elle se sente moins seule jusqu'à son campement d'hiver… Il toussait quand elle se tourna vers lui :
— Tu viens souvent ici la nuit, Deux-Ours ?
— Non… Jamais.
— Moi non plus…
Un silence passa, que personne n'écoutait.
— Il y avait des arbres comme ça chez moi, dit-il enfin. Il y a longtemps…
— Chez moi il y avait surtout des cons, renchérit-elle. Il y a longtemps aussi.
Jane le vit sourire en douce.
— On fait une belle équipe tous les deux, pas vrai ? relança-t-elle.
L'Indien haussa les épaules.
— Bah… Moi, je sais pas, mais toi… Oui, ajouta-t-il, ça ne fait pas une équipe, mais toi tu es très belle.
Sam était sincère. Et se voulait gentil.
— Tu aimes les handicapées, Deux-Ours ?
Les mots mordaient la bouche de Jane, mais il voyait trop bien qu'elle se blessait elle-même.
— Ce n'est pas comme ça que je te vois, dit-il.
Il y avait dans sa voix une compassion que son peuple n'avait pas eue envers ses ancêtres de Wounded Knee. Jane ne se laissa pas attendrir : elle tendit son genou replié sous le banc, découvrant sa prothèse.
— Et là, tu vois quoi ?
Le Sioux ne se démonta pas.
— Je vois une femme malheureuse.
— Dis donc, tu es perspicace, Deux-Ours ! Tu as du flair — ha ! ha !
Son rire résonna dans son cerveau de bois flottant, provoqua une brève bouffée délirante : l'écho de sa voix courut sur la pelouse en direction des arbres et disparut dans les cimes… Un oiseau pépia dans la nuit. Après quoi, rien : Jane planait bien au-dessus des cieux.
Le homeless aussi se taisait adroitement.
— Tu es toujours là, Deux-Ours ? demanda-t-elle au bout du silence.
— Oui.
Quittant son délire psychédélique, Jane se tourna vers lui.
— Que dirais-tu d'une petite balade en ville ?
Il releva un sourcil.
— Où ça, tu veux dire dans le quartier ?
— C'est moi qui invite… Tu aimes ça, boire ?
— Hum… Toi aussi on dirait, non ?
— Pour toi, je veux bien faire une exception.
Un traitement de faveur. Un traitrement. Les mots aussi s'embrouillaient dans sa cervelle d'estropiée — il était vraiment temps de se bouger.
— Je veux bien t'accompagner dans un bar, concéda Deux-Ours, mais avec mon costume de poivrot, pas sûr qu'ils me laissent rentrer.
— J'en fais mon affaire ! s'écria Jane, dressant son index dans la nuit.
Un geste économe, un des rares qu'elle pouvait faire seule. Une vague euphorie la saisit, qui laissait le Sioux sceptique.
— Cesse de grogner, Deux-Ours, fit-elle en écrasant sa cigarette sous sa chaussure. Aide-moi plutôt à me lever…
*
Deux-Ours l'avait soutenue tout le chemin. Il puait un peu, mais le reste de la machine tenait la distance. Le brave avait parcouru les plaines dans une autre vie — sûr. Jane roulait des yeux, calée sous l'épaule du homeless, qui la ramenait à la lumière des réverbères. Ceux de Haight-Ashbury les attiraient comme les lampions d'une fête où personne ne vous attend.
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