Fred se figurait-il par hasard que j'avais peur ? Les dents serrées, je commençais à emballer ma marchandise.
— Vous partez déjà ? fit le quincaillier. Dans ce cas, je vais m'étaler un peu de votre côté.
— Étalez-vous, étalez-vous, mon ami ! décréta Fred avec un sourire négligent.
Dans l'autobus, entre deux grognements (mes valises et mon matériel pesaient leur poids et les receveurs manquaient rarement l'occasion de me faire remarquer qu'ils encombraient la plate-forme), Fred reprit sa patiente argumentation de petit allié qui cherche à mettre en branle une grande puissance.
— De quoi aurions-nous l'air, je te le demande, si nous cédions après avoir annoncé que nous allions casser les vitres ? Je ne te comprends plus. Après tout, tu n'es pas seul en cause. Tu n'as pas le droit de laisser dépouiller ta femme, même consentante, et à plus forte raison tes futurs enfants. Nous ne réclamons que notre dû. Un million, te rends-tu compte ? Monique n'aurait plus besoin de travailler, et toi, au lieu de baluchonner misérablement ta camelote, tu pourrais acheter un commerce sérieux. Non, je ne te comprends plus… Tu étais autrement fortiche, dans l'ancien temps. Maintenant, il faut que ce soit moi qui t'épaule ! Ma parole, tu t'embourgeoises !
Le soir, évidemment, malgré la protestation des prunelles grises, je retenais nos billets.
Nous y voilà, tout brûlants, tout excités, diables dans la braise. Il s'agit d'une vieille braise, sur quoi s'efforce le soufflet usé de ma rancune. Mais l'on sait que les derniers tisons sont toujours prodigues d'étincelles.
Nous sommes descendus à Soledot, très franchement, en choisissant toutefois le train du soir. Évitant le village, nous avons pris ce raccourci discret qu'offre le chemin de la Croix-Rabault et nous avons pénétré dans le parc à la hauteur du barrage de l'Ommée. Dans le parc… c'est une façon de parler, il n'y a plus de parc, il n'y a plus qu'un immense chantier d'abattage. Fred m'avait dit qu'une équipe de bûcherons saccageait la futaie. Depuis un mois, la douairière a fait du beau travail ! De tous côtés s'allongent les chênes, les tulipiers, les platanes, les cèdres, les ormes, arbres pour la plupart centenaires, plantés par des générations de Rezeau et qui portaient presque tous un nom : celui d'un aïeul ou celui d'un saint, parfois les deux. On y accrochait de petites niches et des bouquets craonnais, au temps des Rogations. Seule, une Pluvignec pouvait ordonner ce massacre.
— Prudence et rapacité, s'exclame Fred. On réalise les titres végétaux. Si nous obtenons gain de cause, les bois seront toujours vendus. La vieille appelle ça : « Sauver le patrimoine ! »
Mon frère peut protester : je comprends ma mère. Moi aussi, je serais capable de tout saccager, d'adopter cette politique de la terre brûlée. La moitié de ces cadavres portent les V. F. rituels, et j'approuve soudain la disparition de ces symboles périmés. Mais je ne retiendrai pas un cri de rage en contemplant un dernier tronc, déjà ébranché, prêt pour le fardier et couché parmi un fouillis de copeaux, d'aiguilles et de déchets d'écorce : celui-ci est mon isoloir, celui-ci est mon taxaudier, tombé de plus de vingt-cinq mètres de hauteur en travers de la pelouse. Merci, ma mère ! Vous me rendez service, vous offrez à mon humeur défaillante une convenable provocation. Je marche d'un pas plus sec, tandis que Fred devient au contraire circonspect, lorgne les buissons, n'avance plus que dans mon sillage.
— Il faudrait peut-être attendre la nuit, souffle-t-il. Barbelivien rôde souvent de ce côté-ci, au crépuscule.
Aucune importance. Cette maison est celle de mon père, dont je suis l'héritier naturel. Je suis chez moi. Même en présence de Marcel, même en présence de la Veuve, j'entrerais maintenant de vive force. Je suis lancé et, quand je suis lancé, je ne sais pas m'arrêter facilement.
— Donne-moi la clef.
Fred s'exécute. Il est redevenu le peu brillant second, l'aîné de pacotille, qui renifle à petits coups son inquiétude. La clef tourne dans la serrure et je ne fais rien pour l'empêcher de grincer. J'entre dans la serre en tapant des pieds, carrément. Si quelque paysan, aux aguets derrière une haie, a pu nous apercevoir, tant de sans-gêne doit lui faire croire que je vais arroser les bégonias en train de crever de soif dans leurs potiches de porcelaine fêlée. Du premier coup d'œil, je dénombre une dizaine de larges toiles d'araignées où s'est déposée une vieille poussière. La chaleur et l'orage ont fendu les carreaux de la verrière. Des gourmands de glycine se faufilent par tous les interstices et s'allongent démesurément, au petit bonheur.
Ceci n'est rien encore. Dans la salle à manger nous attend un spectacle bien plus pénible. Les peintures s'écaillent, les boiseries vermoulues s'effritent, les grands flambeaux d'argent, la coupe monumentale qui ornait la cheminée, les landiers de fer forgé, les étains, tout a disparu. Seuls, restent en place les gros meubles, ternis par l'humidité et dont la masse brunâtre tranche sur les murs nus. Car les tapisseries, orgueil des Rezeau, les verdures, le « Perroquet bleu », la « Cassette de Pâris », « Amour et Psyché » ont aussi disparu. On ne voit plus que la trace des clous qui tenaient les lattes de support, et de grands chiffres, tracés au fusain, numérotent les panneaux.
— Le soleil est sur l'Amour ! ricane Fred.
Le soleil, en effet, devrait être sur l'Amour : nous sommes aux jours les plus longs de l'année et le crépuscule nous envoie de biais ce rarissime rayon qu'une tradition antérieure au règne de Folcoche honorait d'un baiser de paix. 0 dérision ! Je retrouve cet étrange accord, cette singulière satisfaction : il est logique, il est normal qu'Amour et Psyché aient émigré de cette maison.
— Nos tapis ! Nos bergères ! s'indigne mon frère, qui vient d'ouvrir la porte de communication avec le salon.
Fred dit nos pour mes. Possessif parfaitement inutile : tapis et bergères restent introuvables. Nous ferons des constatations analogues dans toute la maison. Tout ce qui présentait quelque valeur s'est envolé, Dieu sait où ! Quelque grange de ferme craonnaise abrite sans doute ces trésors moisis. Dans la bibliothèque, il n'y a plus un livre. Dans la grande galerie, les armes ont quitté leur râtelier, mais les ancêtres sont toujours là, navrés de n'avoir aucune valeur marchande. La cuisine a perdu ses cuivres, et nous ne découvrirons dans le buffet que les reliefs du sordide appétit de notre mère : un reste de bouillie grumeleuse, trois feuilles de salade confite et un quignon de gros pain, dur comme la glaise recuite de septembre. Il y a aussi, dans la huche, un sac de haricots, que Fred éventre et dont le contenu s'éparpille sur le carreau. N'oublions pas la bonbonne de vinaigre, où nage une mère vireuse et plantureuse comme un poumon. Le vinaigre est le seul luxe de M meRezeau, dont l'estomac aime les décapants. Fred saisit un balai et le plante dans la bonbonne, en guise de bouquet. C'est moi maintenant qui ne cache plus mon appréhension : mon frère est déchaîné comme une troupe en retraite. Si je ne m'interposais, il se laisserait aller à ce vandalisme des faibles et des vaincus.
Mais je l'entraîne du côté du pavillon. Je grimpe l'escalier qui conduit au Saint des Saints : la chambre de nos parents, et l'enthousiasme de Fred tombe d'un seul coup, au moment où j'ouvre la porte. La terrible présence est encore assez forte pour lui en imposer. Il frissonne. Il chuchote :
— Te souviens-tu ?
Certes, je me souviens ! La nuit tombe, qui sent l'air corrompu, la bougie molle, l'eau de gouttière croupie. La nuit tombe, traversée par le vol froid des chauves-souris, tandis que se précise le morse des rainettes et que retentit le premier ricanement de la hulotte. Il y a dix ans, je venais ainsi, sur mes pieds nus, m'accroupir sous cette porte pour surprendre l'aigre dialogue de mes parents, qui s'interpellaient par-dessus la ruelle séparant leurs lits jumeaux. Allons, entrons vite, l'armoire anglaise est là, massive et, bien entendu, fermée à double tour. Dans l'ombre, luit cette glace devant laquelle se rasait notre père.
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