Escorté par son clerc, le notaire vient nous ouvrir lui-même. L'homme est du type noisetier : tout menu, tout grêle, agité par le moindre déplacement d'air et cependant pourvu de mains très larges, très plates, de vraies feuilles, retenues au corps par le mince pétiole du poignet. La tête n'existe pour ainsi dire pas : elle se réduit aux yeux, noisettes imprécises, où s'entortillent les paupières. Il nous précède, ce léger, il s'insinue entre les portes capitonnées et, renvoyant son principal, nous fait asseoir sur du velours rouge. Lui reste debout, dédaigne son bureau et, balancé au souffle de sa propre haleine, se ploie pour les condoléances.
— Laissez-moi d'abord vous dire, Monsieur et Madame, toute la part que je prends…
Nous savons qu'il prendra sa part : probablement plus grosse que la mienne. Du bout des lèvres, je lâche des remerciements qui suffisent à le relever. Quittant le genre pénétré, M eSaint-Germain manœuvre autour de sa table et se juche sur le fauteuil à vis qui lui permet de dominer la situation.
— Vous êtes en avance. Vous auriez eu tout le temps d'aller jusqu'à La Belle Angerie. Enfin, je crois que vos frères sont là pour préparer Madame votre mère à ces pénibles formalités.
C'est tout ce que se permettra le tabellion. Cela veut dire : « Vous êtes un fils dénaturé, mais je ne veux rien savoir. » Il sait, M eSaint-Germain, il sait mieux que quiconque pourquoi je ne suis pas allé au manoir, pourquoi je débarque directement dans son étude. Il affectera jusqu'au bout de ne pas risquer un cil au-dessus du mur de la vie privée, même si ce mur est mitoyen avec la notoriété publique. Rien de ce qu'il est censé ignorer et rien de ce que je suis censé connaître ne franchira la barrière de ses chicots. Je ne sais comment il a pu enchaîner, mais le voilà lancé dans d'interminables considérations sur le recul du patois et de la coiffe, l'expansion du doryphore, l'envasement progressif de l'Ommée. Incises, digressions, remarques entrecoupées de silences et débitées avec un art consommé de la phrase lente, font tourner le cartel. Ni Monique, ni moi-même, qui nous limitons à d'engageantes onomatopées, ne l'aurons aidé un instant. Pourtant, quand retentira l'impérieux coup de sonnette attendu, c'est tout juste si M eSaint-Germain ne s'excusera pas d'être obligé d'interrompre cette intéressante conférence. En tout cas, il ne daignera point surprendre le chuchotement précipité de Monique :
— Dis, chéri, dois-je dire bonjour à ta mère ?
Réponse inutile. Veuve de pied en cap et le regard même en berne, empaquetée dans ses voiles, s'avance une vieille Andromaque qui ne semble rien voir ni rien sentir et qui s'effondre doucement dans le fauteuil que pousse sous sa robe M eSaint Germain. Marcel et Fred, qui sont tous deux en civil et portent deux costumes noirs identiques, ne semblent pas non plus s'apercevoir de notre présence et prennent place aux côtés de M meRezeau, un peu en retrait. Dans le coin où nous nous sommes retirés, nous paraissons et nous sommes, en effet, Monique et moi, très accessoires. Avant de se réinstaller à son bureau, le notaire renouvelle ses condoléances, rappelle en termes feutrés les mérites de notre père, son voisin, ami, client et collègue au conseil municipal. Son regard ne quitte guère celui de ma mère, comme s'il était attiré par ce casse-noisettes. Marcel ne bouge pas. Fred se retourne une seconde — enfin ! — et m'honore d'un battement de paupières.
Puis Saint-Germain redevient un officier ministériel. Il s'assied et sa voix monte, va se percher au sommet de la gamme :
— Je ne vous ai pas convoqués plus tôt, Mesdames et Messieurs, afin d'éviter des complications inutiles. M. Marcel Rezeau n'est en effet devenu majeur qu'avant-hier… Nous voici donc réunis pour prendre connaissance d'un testament olographe qui a fait l'objet de l'habituel procès-verbal d'ouverture et que me communique le président du Tribunal. Ce testament est le plus classique, le plus juste qui soit.
La main plate pénètre par la tranche au milieu du dossier vert-jade qui sommeillait sur le bureau. Le pouce et l'index en extirpent une simple feuille de papier à lettre à l'en-tête de La Belle Angerie.
— En principe, reprend le notaire, ce testament aurait dû être fait sur papier timbré et non sur papier libre. Il garde toute sa valeur juridique, mais nous n'éviterons pas une petite amende lors de l'enregistrement. Ce bon M. Rezeau connaissait pourtant son Droit ! Vous permettez, Madame, que je lise ce texte ?… Voilà… Je soussigné, Jacques Rezeau, ancien substitut, demeurant à Soledot, Maine-et-Loire, déclare léguer à ma femme, née Paule Pluvignec, le quart en toute propriété et le quart en usufruit de tous les biens, meubles ou immeubles qui composeront ma succession. Je révoque purement et simplement tous autres testaments antérieurs à celui-ci. Fait, écrit, daté et signé entièrement de ma main, à Soledot, le 28 octobre 1936.
M eSaint-Germain lève le nez, ce nez minuscule où ne se poseraient pas deux mouches à la fois..
— En somme, commente-t-il, M meRezeau bénéficie de la quotité disponible et chacun de vous, messieurs, recueille la part auquel il a droit comme réservataire. Je voudrais bien m'occuper tous les jours de successions aussi claires.
Fred se détourne une seconde fois : il ricane d'un seul coin de la bouche, celui que ma mère ne pourrait pas voir, si elle daignait l'observer. A mes côtés, Monique esquisse une moue dont je devine le sens : « Cette femme prostrée, ces dispositions impartiales, doit-elle penser, contredisent tout ce que mon mari m'a raconté. » Pour ma part, je me réserve : je sais ce que valent, dans ma famille, les apparences magnanimes, destinées à la galerie. Le notaire continue, d'un ton normal, presque gai :
— Vous pouvez accepter ce legs en toute tranquillité. Si l'actif n'est pas considérable, il n'y a aucun passif. La fortune que laisse M. Rezeau se décompose de la façon suivante…
Tous les visages se pétrifient, hormis celui de Fred qui s'amollit, qui laisse tomber son menton. Mais un doigt de M meRezeau a bougé et l'on distingue la palpitation du cou de cette statue. Saint-Germain retrouve sa voix de lecteur de réfectoire.
— Les comptes courants de M. Rezeau, tant au Crédit Lyonnais qu'au Comptoir d'Escompte, font apparaître un solde créditeur de 40.000 fr. Je n'ai pas encore évalué les titres, déposés en mon étude, mais je les connais bien et, à peu de chose près, je les estime à 200.000 francs. M meRezeau m'a signalé que le coffre du défunt contient en outre un demi-million de valeurs diverses, provenant d'un récent réemploi. Nous trouvons donc, environ, 740.000 francs, dont 185.000 en toute propriété pour M meRezeau, 185.000 en usufruit et pour chacun des enfants…
Comptes, décomptes… Je le sais, mon père n'avait pas grande fortune mobilière. L'essentiel des revenus de la famille vient de la confortable dot de Madame Veuve. Il y a aussi les fermes. Pourquoi M eSaint-Germain ne parle-t-il pas de La Belle Angerie, de ses meubles, de ses tapisseries ? Marcel là-bas avale sa respiration comme un œuf dur. Attaquons.
— En ce qui concerne La Belle Angerie, que personne n'est capable de racheter, je pense que nous pourrons demeurer indivis.
— Hein ? fait le notaire, dont les mains voltigent, emportées par un ouragan de stupéfaction.
Tous les cous, dévissés d'un quart de tour, se sont tournés vers moi ; tous les visages expriment le même étonnement, intense et candide. Quel est ce petit garçon ? De quelle lune tombe-t-il ?
— Voyons, voyons, balbutie M eSaint-Germain, vous savez bien que votre père, démissionnaire et ne disposant plus de ressources suffisantes, a vendu son domaine en viager, au mois d'octobre. L'acheteur lui en a donné un demi-million, celui dont je vous parlais tout à l'heure ; il lui assurait aussi une forte rente. Le malheur a voulu que votre père disparaisse…
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