— C'est abominable, gémissait Monique. Vous ne respectez donc rien ? Devant la mort, tout de même… Que décides-tu ?
— Il n'y a qu'une ressource : téléphoner à la mairie de Soledot. La concierge n'a pas l'inter : je file à la poste.
Je vois bien que mon sang-froid l'épouvante. Pourtant, c'est plus fort que moi, il faut que j'aie l'air indifférent, que je m'en aille d'un pas sec, en piaffant comme un cheval de corbillard. Un Rezeau sait se tenir en de telles occasions. Nous sommes des durs, nous autres, nous nous rattachons à la grande tradition qui gardait les yeux secs et embauchait des pleureuses. Nous, dis-je, car Chiffe compte peu et, si scandaleux que cela puisse paraître, je suis le presque-aîné, le presque-chef de famille, maintenant. Fermons la porte posément, descendons pas à pas et surtout n'avouons pas qu'au tournant de la rue nous nous sommes mis à courir.
Une demi-heure plus tard, me voici de retour. J'entre à pas de souris, comme si j'entrais vraiment dans la chambre mortuaire. La bienséance exige qu'on semble avoir peur de réveiller le cadavre. Avant toute explication, je vais jusqu'à l'armoire, j'en retire une cravate noire et commence à la nouer. Réflexe bien Rezeau, qui respecte la forme. Et réflexe personnel : j'ai le goût du geste. Monique, assise sur le coin du divan, m'observe sans douceur.
— Mort ? demande-t-elle, d'une voix fêlée.
Il faut ouvrir la bouche, malgré mes dents qui fonctionnent comme un hache-paille et sectionnent des bouts de phrases.
— Mort et enterré… Enterré ce matin à Segré. Je me demande pourquoi : le caveau de famille est à Soledot. J'ai pu avoir le secrétaire de mairie. Il ricanait. Il a osé dire : « Vous pouvez toujours passer chez le notaire. » Ah les salauds !
Suit une sorte de grognement, dont je ne suis pas maître et qui peut s'interpréter de cent façons. Monique doit l'interpréter à mon honneur, car son expression change. L'intuition, cette fameuse intuition que l'on prête aux femmes et qui leur vient en effet quand elles vous aiment ou vous détestent suffisamment (c'est pourquoi celle de ma mère frise le génie), lui souffle à l'oreille de prudentes consignes. Elle ne s'accroche pas à mon cou, larmoyante et postillonnant des hélas. Elle se débarrasse discrètement de sa veste de crêpe de laine : parce qu'elle est rouge. Et voilà sa bouche qui s'entr'ouvre, mesure sa voix, avoue pour mon compte :
— Moi aussi, j'ai le chagrin mauvais.
Je n'en crois pas un mot, mais on accepte mieux ce que l'on croit partager. J'ai le chagrin mauvais, j'en conviens, et, s'il est mauvais, c'est qu'au moins il existe. N'ergotons pas plus longtemps : j'ai du chagrin. J'en ai, comme j'ai de l'amour : sans le savoir et malgré moi. J'en ai pour tout ce qui n'a pas été, pour le peu de chaleur que refroidit cette mort, pour cette craintive bonté qui battait toujours en retraite sous la flamboyante impuissance de la moustache. O mon père ! Si tous nos souvenirs peuvent être maintenant passés à profits et pertes, si pour établir votre actif autrement que chez le notaire je recense vos affections, ces rentes perpétuelles que nous servent nos proches… ô mon père, comme vous étiez pauvre ! Plus Job encore que jobard ! Et si vos mouches, empalées sur aiguilles ultra-fines ou collées de biais sur moelle de sureau, si vos fiches généalogiques, vos massacres de perdreaux, vos réceptions honorées par le tout-Craonnais vous ont suffi et consolé, comme vous m'êtes incompréhensible ! Je ne vous reproche pas d'avoir été un chef dérisoire, un mâle de mante religieuse, je vous reproche d'avoir été père comme on est parrain, d'être seulement mon plus proche ascendant. Je vous regrette, bien sûr, car tout deuil nous coupe des racines. Je vous regrette comme un pays vaincu regrette une province infertile, un morceau de désert annexé par l'ennemi. Vous aviez vos oasis… Vous souvenez-vous de l'interrègne au cours duquel vous fûtes promu lieutenant général de votre propre royaume ? Vous souvenez-vous des « ponts », du voyage dans le Midi, de vos trémolos devant la tapisserie d' Amour et Psyché ? Je me souviens, moi. Vous n'étiez pas un méchant homme. Vous n'avez pas eu de chance. Vous êtes tombé sur une amazone et sur ce rude métis de Pluvignec, votre fils. Allez-vous-en, mon père, sur la pointe des pieds ! Vous ne serez guère plus absent de ma vie, mais vous ne serez plus responsable de rien et surtout de cette absence. Je vous en voudrai moins, si je vous en ai voulu. Je ne vous oublierai pas. Oh ! je n'époussèterai pas tous les jours votre souvenir, mais je vous offre mieux qu'une messe de fondation et un cadre doré dans le couloir glacial de La Belle Angerie.
— Chéri, crie Monique, je savais bien que tu n'étais pas de marbre.
Il faut croire que cela se voit. Tant pis ! Je me secoue, je tente une diversion.
— Et cette chose importante que tu devais me dire ?
— Mon Dieu, fait ma femme en détournant la tête, cette nouvelle, ça gâche tout.
Elle tire son mouchoir, le plie, le déplie : signe chez elle de grand embarras. Ses traits tirés, ses paupières mauves, ses seins qui roulent, plus lourds, sous le chemisier, m'ont déjà renseigné, ont déjà soulevé en moi une joie obscure qui ne veut point s'avouer. Mais il ne convient pas, surtout aujourd'hui, de mépriser une coutume de mon clan : qui sait doit savoir ignorer, car l'officiel seul est valable. Enfin Monique se décide et l'annonce jaillit, voilée :
— Une génération s'en va, souffle-t-elle. L'autre arrive.
Nul faire-part. Pas de Fred. Pas de nouvelles, durant deux mois ! Enfin voici cette convocation du notaire, où il m'est recommandé de faire établir un pouvoir régulier, si je désire être représenté. Mais cette suggestion m'a laissé froid : je me représente très bien moi-même et j'éprouve si peu d'appréhension à me retrouver en présence de ma famille que je n'ai pas hésité à emmener ma femme. Nous avons simplement pris la précaution de passer chez le teinturier. En y regardant de très près, quelque malintentionné dirait qu'il nous manque un peu de noir. Il n'y a que le noir neuf pour être parfaitement funèbre ; la teinture a toujours des hésitations. Je ne crois pas non plus que notre allure soit assez écrasée, nos chevilles assez discrètes.
Bien qu'un petit flot de crêpe (du crêpe de Chine très mince : deuil mineur) ait remplacé le petit flot de tulle blanc que Monique portait cinq mois plus tôt, ce voyage reste un voyage, un ersatz de voyage de noces. Ma femme, cette fille de l'Est, s'est accrochée depuis Le Mans à la portière : elle s'étonne de ces haies qui se resserrent de plus en plus. Nous avons changé de train à Sablé, puis à Segré, et le tortillard vient enfin de nous déposer à la halte de Soledot qu'un bon kilomètre sépare du village.
— Sô…led…ôt ! chante l'unique employé, se gargarisant de ces o, voyelles essentielles de ce pays pluvieux, et agitant avec satisfaction son drapeau rouge.
Il le roule aussitôt, tandis que nous sautons sur le gravier étoilé de pissenlits et que le train repart, soufflant gris, vers Chazé. On ne me salue point : ce cheminot était naguère le seul électeur de Soledot capable de refuser sa voix au marquis de Lindigné et d'expédier ses gosses à l'école laïque. Mais le portillon secoue déjà sa ferraille derrière nous. Bocage, ma patrie ! Intimement mélangés, l'air est vert et l'herbe vive. Les talus ploient sous leurs ronces et sous leurs têtards de chênes, coiffés de près à la serpe. Le chemin creux de la Croix-Rabault s'enfonce entre les halliers : ses ornières luisent, larges comme des fossés, remplies à ras bord d'une eau visqueuse où rouissent les trognons de choux. Voici la porcelaine mince des églantines, dont le fruit, cet automne, fournira aux gamins du bourg d'inépuisables réserves de poil à gratter. Voici le jaune acide des colzas, les rouvres rongés de parmélies, les petites vaches qui partagent avec les pies l'honneur d'hésiter entre le noir soutane et le blanc barrière. Voici l'Ommée, offrant sa bourbe aux battoirs des laveuses. Voici Soledot, dont le clocher file la laine grise des nuages. Sur la place triangulaire, ne frémissent plus que onze tilleuls : je cherche en vain le douzième. Épicerie, café de la Boule d'Or, maréchal ferrant, charron, poste rurale, cure : partout, les rideaux bougent d'un centimètre. Nulle autre apparence de vie sous les masures basses. Comme il se doit, M eSaint-Germain habite une maison plus haute, un peu à l'écart, à distance suffisante des choucas, des bruits d'enclume, des sorties d'école et des relents de corne brûlée.
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