La Rousselle, coupée en quatre, trouva très vite preneur, chez ses riverains. Ma mère souscrivit un appartement. Les droits — de tante à neveu — se révélèrent plus importants que nous ne pensions et cela ne laissa pas d’être, rue des Lices, un bon sujet de doléances :
— Ce n’est plus possible, madame ! Tenez, mes enfants, ils viennent d’hériter de leur tante et on ose leur réclamer le tiers.
Tirade achevée dans un soupir :
— Enfin, ça leur fait toujours quelque chose devant eux.
Quelque chose : formule pudique, qui permet à la fois, selon le ton, de laisser croire aux uns que la somme est coquette et de faire comprendre aux autres qu’elle n’est pas exorbitante. N’est-ce point sagesse pour décourager la dépense, l’envolée de billets qui tentait bien un peu Mariette ? Et qui me tentait bien un peu, moi. Malgré ma prudence financière, pour une fois que je le pouvais, j’aurais volontiers fait cadeau à ma femme d’un manteau de fourrure, changé de voiture et regarni ma garde-robe ; peut-être même acheté une lunette astronomique, pour l’offrir à Tio, porté sur la cosmo et qui en rêve depuis longtemps. Mais des beaux-parents, ça pense toujours qu’en cas de coup dur ils seront obligés de payer. Dix fois retiré de la panade, Éric était là pour le rappeler aux Guimarch. Ce “petit héritage” les abritait autant que nous. Ils n’allaient pas nous le laisser croquer ; pas même nous le laisser entamer. Bien avant que le notaire eût fait ses comptes, ils avaient fait les leurs, ils répétaient :
— Voyons, mes enfants, ce n’est pas du revenu qui vous tombe, c’est du capital.
M. Guimarch calcula même avec nous le revenu que précisément nous offrait ce capital et conclut qu’il ne nous permettait pas, compte tenu des charges sociales, de prendre une bonne :
— Mais vous pouvez maintenant vous offrir une femme de ménage.
Et le cher homme se trahit en nous conseillant des valeurs, qui lui semblaient familières (il doit en avoir un paquet) si j’en juge aux distributions gratuites, aux cours dont il fit état. Mariette se laissa convaincre. Depuis des années elle était terrorisée par le caractère aléatoire des rentrées dans ma profession, par l’absence d’un volant de sécurité. Deux fois déjà elle m’avait fait relever l’assurance-vie. L’écho des sentences maternelles assiégea mon oreille : Évidemment, on pourrait, mais raisonnablement on ne peut pas. C’est dommage, mais c’est comme ça. Toute fantaisie est interdite à ceux qui ont des responsabilités à long terme. Quand on est marié, quand on a deux enfants, peu d’espérances, une modeste situation…
Pour dégorger plus tard au bénéfice du nid, ne gobe pas le poisson, pélican ! Remplis ton goitre. Époux, compose-toi un portefeuille. Tu peux comme tout le monde — et même mieux que tout le monde — connaître des fins de mois difficiles. Mais tu ne peux pas comme un célibataire éparpiller joyeusement “la fraîche” qui t’arrive. L’argent pour toi ne roule pas. Il monte la garde.
L’héritage fut donc placé : Esso, Péchiney, Kuhlmann, Saint-Gobain, Berre, Schneider, Française des Pétroles, autres actions de père de famille. La banque m’assura que le choix du beau-père était excellent. Gilles confirma ; ma mère elle-même approuva : elle n’y connaît rien — pas plus que moi — mais l’austérité, sous toutes ses formes, a toujours sa sympathie. Tio, seul, crut devoir attacher le grelot :
— J’espère que tu as fait remploi en titres nominatifs.
Je n’avais rien fait de tel.
— Enfin, mon petit, reprit-il, ta part de la Rousselle, c’était un bien propre ! Des actions au porteur, ça devient du liquide, qui tombe dans la communauté.
— Bah, fis-je, nous avons des enfants…
Indifférence feinte. Je venais de faire cadeau de la moitié de ma part à Mariette et je le savais. Avocat, en telle occasion, j’aurais conseillé à un client de prendre ses sûretés. Mais une chose est d’être avocat, une autre d’être mari. Jadis, on ne trouvait pas offensant dans les familles de voir chacun se réclamer du principe : paterna paternis, materna maternis et “suivre son bien” attentivement (sans songer pour autant à le garer d’un divorce). Aujourd’hui, allez donc parler de remploi à la reine de vos pensées ! Seul, le notaire le fait à l’heure du contrat et dans l’euphorie des fiançailles, il est de bon ton d’écouter peu, d’afficher l’indifférence. Je me sentais pourpre à la seule idée d’entendre le beau-père prononcer du bout des lèvres :
— Mon Dieu, Abel, si vous y tenez…
Et la belle-mère ajouter :
— Vous savez, quand on est marié…
Quand il est marié, n’est-ce pas, l’homme doit tout. Du patrimoine au matrimoine, le mien avec le tien, ne fait aisément qu’un seul bien. Pour l’argent comme pour le reste. Pourtant j’étais sûr qu’en sens inverse on se fût montré plus réticent :
— C’est ma rente ! dit Mariette, quand il y a discussion sur l’emploi des quelques billets que, par contrat, nous verse mensuellement le beau-père.
Elle dit de la même façon : Ce sont mes allocations , quitte à déplorer ma qualité de “travailleur indépendant” qui me contraint à cotiser beaucoup pour toucher peu.
Et je ne me fais pas d’illusions : si d’aventure elle hérite, son père placera soigneusement l’argent sur sa tête. Ne faut-il pas protéger les femmes ? Ne faut-il pas les avantager, elles, qui s’échinent sans salaire, en leur permettant de survivre (ce qu’elles font si généralement) à la perte ou à la défection du nôtre ? Nouvel exemple — dirait un juriste — d’évolution dans la dévolution, de glissement vers le paterna materna. Je raille, certes. Mais je ne raille qu’un peu. Les Guimarch avaient trouvé mon geste naturel. Sans mérite particulier. Ils ne m’avaient même pas remercié.
Une année difficile, sûrement : la septième l’est souvent. Les gens ont un si huileux savoir-vivre pour nous parler de “votre charmante petite famille” que nous-mêmes, pour y penser, nous nous débarrassons malaisément de cette onction. Il faut du temps pour que la désillusion nous savonne ; pour que nous acceptions de nous apercevoir que certaines choses se sont affadies auxquelles nous tenions, que d’autres se précisent auxquelles nous espérions échapper.
Je n’ai pas un goût excessif des bilans. Je vis très bien sans m’appesantir sur la mécanique, en la laissant tourner. Mais depuis quelque temps il m’arrive de m’enfermer, de m’enfoncer dans un fauteuil, de m’interroger sur ce qui ne va pas.
Et ce qui ne va pas me semble toujours mineur, banal. Éric est un cas : il est rare d’être aussi nettement désarmé devant sa femme et devant l’existence. Reine est un cas. Moi, non. Il me suffit de regarder autour de moi pour m’en convaincre : je me retrouve tiré à des milliers d’exemplaires. Ce qui ne va pas se trouve intimement lié à ce qui va ; et par là même presque invisible. Mariette elle-même le voit-elle ? Elle est femme, le mariage est son métier ; ses parents, ses enfants, sa maison, tout pour elle fait écran ; elle vit et c’est sa force. Moi je commence à me regarder vivre et c’est ma faiblesse. Je me trouve ces temps-ci peu porté sur la satisfaction.
Voyez, d’ailleurs : c’est moi qui me plains ici et, en premier lieu, de quoi ? De ce que Mariette se plaigne ou plus exactement de ce qu’elle ne se plaigne jamais de l’ensemble et se plaigne constamment du détail. Un nuage passe, trois gouttes volent, elle geint :
— Quel temps !
La machine à laver, qu’elle oublie de huiler, se grippe. Elle la secoue, brutalise les manettes, s’exclame :
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