— Je ne m'ennuie pas. Je me manque.
Mes mains lâchent la manivelle. La bancaline s'arrête. Pourquoi ai-je cru nécessaire d'insister, de répéter sur le mode farouche :
— Tout me manque.
Nous allons tomber dans l'émotion, c'est le bouquet ! J'observe le menton de Luc, ce menton de chair jaune, long, pointu, hérissé de gros points noirs et qui ressemble à un croupion de poulet. Ce menton tremble un peu.
— Je suis injuste. Tante et toi, vous êtes tous les deux si…
J'allonge vainement les lèvres : je ne trouve pas le mot.
— Dévoués, souffle Milandre. On est des gens dévoués. Tout dévoués à mademoiselle.
La moue, le ton sont significatifs. Et désolants. Désolants parce que ce pauvre type n'a pas tort : je suis une fille impossible. Le pire, pourtant, est que je ne sache point l'être tout à fait, qu'il reste à Luc — et à d'autres — des moyens de me toucher, qu'on puisse faire battre mes cils sur des prunelles qui se croyaient parfaitement sèches. Zut ! Je ne vais pas renifler, non ? Ecoutez-moi ce trémolo, qui se voudrait gouailleur :
— Si monsieur m'est si dévoué, il serait gentil de pousser un peu. Je suis rompue…
Nous sommes bien avancés ! Luc étend la main, sourit. Mais la main est molle et le sourire s'éteint vite. Qui serait dupe de cette petite abdication ? Luc sait — ou sent — qu'il s'agit d'une grâce. De la plus humiliante grâce : celle que vous fait un être qui a pitié de votre pitié, qui vous permet de lui rendre un service dont il n'a pas besoin.
Les ardoises mouillées, un peu effritées sur les bords, qu'on apercevait à travers la fenêtre étaient du même bleu que le ruban encreur, lui aussi bien usé par la frappe. La pluie sur le toit, les doigts de Mathilde sur le clavier de la vieille Underwood tapotaient de molles, de mornes gammes. Toutes les quinze secondes tintait la sonnette du tabulateur. Un grincement triste annonçait le recul du chariot vers son butoir, qu'il heurtait presque sans bruit. Puis reprenait l'infatigable et souple cliquetis des touches nickelées. Quarante-cinq mots, quatre lignes, dix-huit respirations à la minute. Rythme prévu. Prévues aussi les pertes de vitesse dues à ces raclements de gorge — simples relais dans le silence — ou aux tortillements des hanches de Mathilde réinstallant au mieux son derrière sur le coussin pneumatique. Prévues elles-mêmes de toute éternité les deux fautes par page et la minute consacrée au coup de gomme, minutieusement donné à travers l'un des trous du « cache » de matière plastique rouge offert gracieusement par le fournisseur de carbones.
Moi, je collationnais. Je n'aime pas lever le nez quand je travaille, mais le silence de ma tante m'inquiétait. Chez les bavardes, le silence est généralement l'indice de la colère. Après deux semaines de réflexion, Luc avait-il fini par lui raconter ? Pourtant le profil de Mathilde restait ce qu'il était : faussement sévère, singeant le solennel, genre Louis XIV affligé d'un chignon, d'un kyste de la paupière et de ce vilain « cou à poche » des lapins gras, lui-même débordé par la masse gélatineuse, informe, qui s'écroulait dans le corsage. Comme toujours cette masse se tassait peu à peu, semblait fondre sur la chaise, jusqu'à ce qu'intervienne ce sursaut des épaules qui, toutes les cinq minutes, la redressait, l'obligeait à lutter encore contre la graisse, la fatigue et la pauvreté. Je pensai : « La pauvre vieille travaille trop, pour me nourrir. » Et, me sentant vaguement coupable, je me remis à collationner.
— Tourne-toi un peu. Je te prends de trois quarts.
Tiens, c'est vrai, il était là, l'inévitable ! Je n'y faisais plus attention. Suçant ses crayons, il essayait pour la centième fois de faire mon portrait. A quelques variantes près, sans le voir, je connaissais ce chef-d'œuvre : une tête d'ange anémique avec des cheveux de paille, une bouche rose à la baisez-moi-mignonne et des prunelles trop bleues, insolites, tombées sur le papier comme des boules de lessive dans une béchamelle. A l'idée qu'il trahissait ainsi son propre caractère, qu'il osait inconsciemment me proposer un visage conforme à ses pauvres goûts, je sentis s'agiter en moi le démon du bon conseil :
— Tu n'as vraiment rien à faire ? Je croyais que tu avais une commande.
Luc retira deux crayons de sa bouche, puis un mégot, avant de répondre :
— Une commande de cartes postales : cent Joyeux Noël avec gui, houx et neige obligatoire, pour le libraire de la rue du Pont. Tu parles d'un boulot pour un artiste !
— Tu parles d'un artiste !
— Douce comme le père Roquault, aujourd'hui marmonna Luc. A propos, on ne le voit guère, ton aimable voisin. Il se calfeutre. Son rideau ne bouge même plus, sur la rue. Est-il à court de rosseries ou pique-t-il une crise de neurasthénie ?
— Pour faire le chardon, ces deux-là, ils se valent ! fit Mathilde en me jetant un regard réprobateur.
Je faillis répondre : « Je ne le fais que pour les ânes. » Je pus ravaler ma langue, en conservant dans la bouche ce goût de lait vinaigré, d'affectueux mépris qui a toujours gâté mon intimité avec Luc. Les prétentions pâles de ce pauvre bougre, incapable de grandes choses et dédaignant les petites, m'exaspéraient. Est-ce qu'on refuse d'être utile, même sans gloire, quand la gloire est de l'être à sa mesure ? Je collationnais bien les copies de ma tante, moi ! Jolie situation pour une bachelière !
Bougonne, je repris ma lecture. Je contrôlais, mot par mot, les cinq doubles d'une thèse de doctorat, farcie de pesants termes techniques. A la radioscopie, on peut alors observer une légère nébulosité sous-claviculaire. Il s'agit d'un petit tractus fibrocrétacé. Non, c'était « fibrocétacé ». Les signes pulmonaires (petite guéode)… non, « géode ». Et, de page en page, une virgule oubliée, un doublon à biffer, une interversion, une lettre à changer : mon crayon valait bien celui de Luc. Je ne me sentais pas humiliée. La pluie, l'Underwood crépitaient toujours. Deux heures passèrent.
* * *
A midi moins le quart, j'éternuai. Le plus discrètement possible : une simple lettre russe, un « tché » dévié par le nez et presque étouffé dans le mouchoir. Mathilde, pourtant, se retourna d'un bloc et, le menton rentré dans ses multiples bajoues, le kyste frémissant au bord des cils, me dévisagea longuement :
— Je me demande où tu as attrapé ce rhume. Ce que tu peux toussailler depuis quinze jours !
Le dos rond, je me fis toute petite. J'attendais. Mais ma tante enchaînait déjà :
— Luc, va nous chercher le courrier. La concierge n'est pas montée ce matin.
Milandre, qui a raté une vocation de garçon de course, ne se fit pas prier et s'en fut, traînant ses pieds plats. Mathilde réussit un soupir, étendit la main vers une sébile pleine d'épingles et de trombones.
— Tu allais mieux, le mois dernier, gémit-elle en assemblant soigneusement des doubles. Maintenant ça cloche. Si, si, je vois bien que ça cloche. Tu… tu…
Sa bouche grande ouverte goba un mot dans le vide, puis le recracha, accompagné de quelques postillons :
— Tu t'ennuies, ma fille !
Seconde édition : Milandre me l'avait déjà dit. Je fronçai les sourcils. S'il ne s'agissait pas d'une scène, il s'agissait d'une proposition. Qu'avait encore inventé le génie tenace et tatillon de ma trop bonne tante ?
— J'ai rencontré l'assistante sociale du quartier. Nous avons parlé de toi. Elle aimerait t'aider…
— Je t'en prie !
J'empoignai le dossier d'une chaise et, d'un seul coup, me mis sur mes pieds. En pareil cas, afin de couper court à toute discussion, je n'avais qu'une recette : prendre un air outragé et filer dans ma chambre. Seule, ma façon de marcher, sans apprêter mon pas, en traînant sèchement la jambe, exprimait ma réprobation.
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