Enfin, il y avait mes autres clients. J'étais très préoccupée de leur attitude. Dès le 15, Nouy m'avait répondu par pneu. Je ne sais pas trop où tu veux en venir. Ni toi non plus, sans doute. Mais tu m'es sympa. Excellons. Excellons, et que ça saute ! Ça ne voulait rien dire, ce n'était pas compromettant, c'était tout de même plus réconfortant que le mot de Carmélie, arrivé le lendemain : Chère Mademoiselle, bien sûr, restons en relation, pour nous aider réciproquement. A propos, j'ai oublié de vous dire que je fais toujours 10 p. 100 de rabais aux amis qui se fournissent chez moi. Le 18, Thiroine s'en était mêlé et, de rage, je n'avais soufflé mot de la journée. Aimable philanthrope, disait sa lettre, j'ai bien reçu votre nouvelle circulaire. Première remarque : vous abusez un peu de la ronéo. Seconde remarque : vous aviez omis d'affranchir et j'ai dû payer trente francs de taxe. Troisième remarque : vous me cassez les pieds. Je me suis rendu à la fête des anciens par curiosité. Je me suis laissé traîner avec beaucoup moins de plaisir à votre conciliabule, chez Carmélie. Je n'ai pas envie de remettre ça. Je ne suis plus un gamin tourmenté par ces boutons qui s'épanouissent si facilement en fleurs de rhétorique. Sauvez votre monde à la sauvette et laissez-moi au commerce patenté des cuirs et peaux.
Et ceci n'était rien. La veille, deux réponses m'avaient plongée dans l'embarras. D'abord celle de Bellorget, moins prudent, plus ferme qu'on aurait pu s'y attendre et qui jouait en quelque sorte sur son terrain : Votre lettre me réchauffe et m'inquiète à la fois. Vous n'avez pas le ton du siècle, mais je crains que vous ne soyez pénétrée de son esprit. L'émulation, bravo ! Mais dans la voie que chacun s'est choisie, qu'est-ce-à-dire ? Toutes les voies ne sont pas bonnes. Au nom de qui cherchez-vons l'excellence ? Qu'en voulez-vous faire ? Tout homme a, toute la vie, l'impression de s'attendre, car ce n'est pas lui qu'il attend, mais ce témoin privilégié, le seul véritable. Celui qui… Suivait un sermon où le pasteur montrait toute l'oreille.
L'autre lettre émanait de Maxime de Ray qui n'avait jusque-là pas donné signe de vie. Je chassais le 14 et je n'ai pu me rendre à votre réunion. Je ne le regrette pas, car vous en aviez fait, semble-t-il, une sorte de traquenard. Voyons, voyons, pour qui racolez-vous ? On mobilise beaucoup ceux qui s'attendent, ces temps-ci. En général on le fait sur le forum. Pas à titre privé. Comme il n'y a point de social aujourd'hui qui ne soit politique, j'en déduis que vos chefs vous ont conseillé cette méthode discrète pour approcher de nous en sourdine. Qui sont-ils ? Quel est votre « isme » ? A quel genre de bien voulez-vous nous entraîner pour le seul profit de votre Cause ? Tous les chemins mènent à Rome, qnand on sait répartir aux tournants les « poussettes sur la voie que chacun s'est choisie ». Ayez au moins là franchise de le dire. Nous sommes peut-être du même groupe sanguin, mais de toute façon j'ai voulu vous écrire pour vous signaler que je ne suis pas dupe… Ni, du reste, amateur.
Et fallait-il enfin tenir pour négligeable la réaction de Luc, accouru à la maison, hilare, pour jeter sur la table un vieil exemplaire de La vie en forme de proue en criant :
— Prout, ma chère !
* * *
J'en étais baba. J'enrageais. La sale blague d'être prise au sérieux par les autres avant de l'être par soi-même ! Et de voir arriver la contre-attaque, toute fumante, fonçant sur vos intentions, ces marches lointaines où l'on a dépêché de vagues éclaireurs ! J'avais fait péter une amorce et ils entendaient le canon. Il y avait de quoi rire ; de quoi, aussi, me hausser du col. J'étais partagée entre deux envies contradictoires : celle de me trouver intéressante et celle de me moquer de moi. Les deux me sont d'ailleurs naturelles et il est bien probable que l'une est l'alibi de l'autre.
La phase du petit rire qui vous secoue, toute jaune, comme le vent de mars fatigue la jonquille, l'avait d'abord emporté. Elle durait encore, ce matin de l'arrivée du gosse, et j'épluchais les patates en songeant : « Hé, hé, si tu as des envies de cornette, Constance, mieux vaudrait t'en tenir là. Lui faire faire pipi-popo, le torcher, le moucher, lui enfiler sa poupoune… voilà ce qu'il te faut, voilà du travail pour demoiselle impotente. Et encore ! Parce qu'il est para, lui aussi, parce qu'il ne pourra pas dégringoler l'escalier sans ta permission. Sinon, tu n'en serais même pas capable. »
Si étonnant que cela puisse paraître, ce fut Mathilde qui me libéra du sarcasme. Se retournant sur son tabouret, elle fulmina :
— Plus fines, tes pluches ! Je te l'ai dit cent fois.
Puis regardant le mioche, vautré sur le parquet et en train d'édifier une pyramide de cubes multicolores, elle ajouta :
— Avec un youpala, si nous en trouvons un à sa taille, nous arriverons peut-être à le faire marcher.
Association de mots immédiate ! Martiale, je me mis à fredonner : Marchons, marchons… C'était vrai, je pouvais aussi, je pouvais surtout cela pour Claude : lui apprendre à marcher. Faire en sorte qu'il pût un jour s'évader de mes jupes. Transposant la chose sur un autre plan, je trouvai du même coup la parade : « Un youpala pour leurs petons, c'est tout. Rien d'autre. Un youpala pour les hésitations de ces messieurs. Mais qu'ils aillent où ils veulent sur leurs petites roulettes ! Ça, ce n'est pas mon affaire. »
Bientôt, je fignolai ma rhétorique. Que venait-on me chanter ? Au nom de qui ? Au nom de moi, pardi ! Au nom de moi, toute mince et toute seule. Au bénéfice de qui ? Mais au bénéfice de chacun, évidemment. Quand une pauvre fille vous dit ce qu'elle pense, pourquoi soupçonner son haleine et pointer en l'air un doigt mouillé en demandant : « D'où vient le vent ? » Pourquoi appeler à la rescousse politique et philosophie ? Je parlais de leur inertie à quelques bons bougres, capables de mieux. De quel droit l'écho répondait-il : « Problémes généraux ! Vous vous z'attaquez z'aux montagnes sacrées ! » Réflexe connu. Affolement hypocrite. Epouvantés à la pensée qu'on pourrait les faire bouger d'un millimètre, les gens feignent de croire qu'on veut ébranler le monde en même temps qu'eux. Je n'étais pas folle. Mais femme. Donc une particulière, intéressée par des particuliers. Par des cas précis, chauds, offerts à mes yeux, mes doigts et mes oreilles. A travers eux vivante. Et me fichant du reste.
Mais je ne pouvais pas le dire. On n'avoue pas aux gens que leurs idées ne vous font ni chaud ni froid, que ce qui vous intéresse en elles, c'est seulement leur intensité, leur rendement. Ça ne fait pas sérieux dans un monde qui considère encore comme séditieuse la phrase de Saint-Ex (que j'avais choisie comme devise au concours général) : La vérité pour l'homme, c'est ce qui fait de lui un homme. Il faudrait trouver une attitude, qui ne soit ni trop directe ni ambiguë. Qui veut jouer à l'Egérie…
Le fou rire me reprit. D'un coup sec, je plantai mon couteau de cuisine dans la dernière patate. Elle était fraîche, ma domination ! Ils iraient loin, mes zèbres, quand je leur aurais soufflé dans le dos ! Je me levai péniblement. Tanguant et roulant, hargneuse, je fonçai sur le gosse.
— Tu as fini de te traîner ? Allons, debout !
Il ne bougea pas, ne parvint même pas à soulever sa tête de plomb. Ses yeux jaunes m'observaient, cuits, inexpressifs : deux œufs de moineau sur le plat.
— Laisse-le donc, dit Mathilde en écartant les bras.
Claude et moi, nous étions venus en bancaline, côte à côte, sans donner un coup de manivelle. Milandre poussait le tout. C'était un peu vexant pour moi. Mais surtout vexant pour lui : il avait l'air d'un époux et d'un père convoyant les restes de sa famille. Claude ne bougeait pas, désespérément sage. J'avais éprouvé une curieuse satisfaction en le voyant toucher la chaîne du « moulin à café », enduite de graisse boueuse, puis sucer son doigt avec délices. C'était sa première bêtise.
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