Je ne me lassais pas de la regarder. Comment ce racorni de percepteur pouvait-il être responsable de cette admirable fille, faite d'une matière lumineuse, tiède et qui palpitait de partout ? Impossible de définir la demi-douzaine de nuances qui jaspaient ses yeux d'agate, grillagés par d'immenses cils authentiques. Ses moindres gestes et même les plis de sa robe avaient de la grâce. Son teint plaidait pour sa pureté.
Mais quelle pie ! Elle ignorait le « sois belle et tais-toi ». Rien ne m'étonne comme ces gens qu'on connaît de vue, sans plus, qui peuvent rester six mois ou même six ans sans vous voir et qui, à la prochaine rencontre, vous accableront tout de suite de confidences. Intarissable, Cathie déballait ses petites affaires.
— J'ai d'abord fréquenté Gaston. Mais papa préférait Daniel, le fils du papetier. Depuis…
Dieu merci, j'ai de bonnes oreilles, je leur fais plus facilement confiance qu'à ma bouche. Qui sait très bien écouter donne l'impression de se livrer : astuce dont j'use souvent. En une heure nous avions fait le tour de ses flirts, de ses idées, de ses parfums, de ses robes, de ses amies. Elle avouait faire un peu de tout, c'est-à-dire rien, comme je le savais. Du tennis de contemplation à Roland-Garros. De la puériculture, une fois par moi, chez une copine, qui lui confiait son gosse avant d'aller au théâtre. Du dessin, dans le genre Picasso (ou supposé tel). De la poésie, dans le genre Fombeure (id.). D'autres choses encore, au goût du dernier vainqueur… A vrai dire, elle aurait aimé… On lui avait dit qu'elle avait aussi le physique pour… Bref, elle n'osait avouer son rêve de midinette qui lit toutes les semaines Ciné-Monde et se regarde toutes les dix minutes dans la glace de son sac pour savoir si elle est toujours photogénique, si le bouton qu'elle a sur le nez ne va pas lui enlever la chance que possède toute fille de rencontrer un metteur en scène sans vedette qui, soudain, en pleine rue, lui sautera dessus et l'expédiera dare-dare vers Joinville…
Je bouillais… Sosotte ! C'est vrai qu'elle était photogénique. Elle avait même quelque chose de plus. Quel dommage de gâcher ça ! J'éprouvais de nouveau cet appétit d'elle, cet étrange désir : « J'aimerais mettre ma tête sur son cou. Ou plutôt, car je ne suis pas aussi belle et j'aurais besoin de sa tête, j'aimerais la farcir de ce qu'il y a dans la mienne. » Catherine chuchotait toujours, remuait mille délicats détritus de lectures, de ragots et de rêves, tout ce terreau sentimental où prospèrent d'inquiétantes fleurs de serre. Sa bouche devenait luisante. Sa respiration haute faisait frémir le sein dans l'organdi du chemisier. Enfin elle abandonna son verre, à demi plein, marqué de rouge à lèvre, me sauta au cou et se sauva, sa petite serre aux griffes vernies crispée sur la poignée de timbres. Je rentrai avec une demi-heure de retard sur le sacro-saint horaire du déjeuner.
— Je viens de te voir par la fenêtre avec Catherine Rumas. Ne m'amène pas ça ici. C'est une putain, dit fortement ma tante.
Je protestai des deux mains.
— N'exagérons rien. Elle a… la vocation dame de cœur.
— Un éclopé, une poule ' continuait Mathilde. Avec ta manie d'asticoter le genre humain, tu finiras par nous imposer n'importe qui. Pourquoi pas un clochard ! Pourquoi pas le père Roquault ?
Le père Roquault… Au fait, oui, pourquoi pas ? Nous allons chasser bien loin quelquefois un gibier qui se terre à côté de nous. La belle pièce à mettre à mon tableau ! Mais comment approcher d'un horrible petit vieux, ratatiné par vingt ans d'une interminable retraite, gavé de nouilles, de médisances et de regrets ? Le père Roquault… A noter tout de même. Je retirai ma mèche, plus bas, sur mon front.
Hérissée de bigoudis, Mathilde était encore en chemise de nuit sous sa robe de chambre mauve quand retentit le coup de sonnette. Comme je ne traînaille jamais en petite tenue et m'habille au saut du lit, ce fut moi qui allai ouvrir… qui me traînai pour aller ouvrir, car j'étais plutôt patraque. Hourrah ! C'était le chapeau-cloche.
— Je vous l'amène tôt, dit Berthe Alanec. Faut que je sois en avance d'une heure aujourd'hui. Le patron veut m'expliquer mon travail. Les autres jours je viendrai plus tard. Voilà. Maintenant faut que je m'en aille…
Elle entra tout de même, à pas de souris, balbutiant d'autres phrases pâlottes où revenait sans cesse le « faut que » typique du langage de la servitude. Mais elle remerciait modérément. Habituée à l'aide d'autrui elle semblait la trouver naturelle. Aux regards qu'elle jetait sur le capharnaüm, il était également facile de voir qu'elle était déçue : une demoiselle riche eût sans doute mieux fait son affaire. Elle était aussi étonnée, peut-être inquiète. La charité est fantaisie de riche. Quelle était cette fantaisie de pauvre ? Les pauvres s'assistent, bien sûr, mais seulement quand ils se connaissent. Enfin elle se pencha sur l'enfant, tout encapuchonné, tout bardé de foulards, et lui souffla :
— Tu seras sage avec la dame !
Elle repartit, la tête rentrée dans les épaules, sur de lourds talons traînants. J'annonçai bravement, à la cantonade :
— Claude est arrivé !
— Ah ! il s'appelle Claude !
Mathilde, qui s'était sauvée dans sa chambre, se décidait à revenir. Elle s'avançait, à moitié coiffée, répandant autour d'elle ses cheveux, ses bras, les pans de sa robe. Son premier menton rentra dans le second qui s'imbriqua dans un troisième, tandis qu'elle observait le gosse que je venais d'asseoir sur le haut tabouret de dactylo et qui balançait les jambes dans le vide. Il n'était pas vilain, ce maigrichon, avec sa mine d'oiseau qui rentre la tête dans le jabot, ses prunelles presque beiges, ses boucles de laiton. Mathilde essaya un sourire, du type risette-à-l'enquiquineur, puis un autre, plus morose, qui fut remplacé par un troisième du genre passe-partout. Son regard quitta l'enfant, monta vers moi, qui suis aussi maigrichonne et qui suis blonde aussi — mais d'un vilain blond, plus dur, couleur corne. Soupir. Re-soupir. Rien à faire : j'étais là, bien campée dans ma robe. Son regard continuait de monter, navré, tel celui de l'évadé qui arrive devant un dernier mur, beaucoup trop haut et farouchement garni de tessons. Elle ne savait que dire, la pauvre. Elle faisait tourner autour de son poignet, comme un énorme bracelet, son indispensable rond de caoutchouc, auréole de ses mérites (selon Luc).
— Après tout… dit-elle.
Sa propre nature la bousculait. Le kyste de la paupière se mit à frétiller. Onde par onde, pli par pli, son vrai sourire apparut, s'épanouit dans la graisse.
— A-t-il déjeuné, au moins ? demanda-t-elle.
Une heure plus tard, elle filait jusqu'au bazar du coin acheter un jeu de constructions.
* * *
L'enfant joua toute la journée, presque sans bouger. Son infirmité lui tenait lieu de sagesse. Il avait été dressé à passer inaperçu dans le restaurant où avait travaillé sa mère. Il parlait peu, comme tous les enfants dont on ne s'est guère occupé. Il ne marchait pas du tout, n'essayait même pas de changer de place. Ce qui m'autorisait à conclure :
— Tu vois, tante, il ne sera pas encombrant.
A vrai dire, j'aurais préféré le voir plus remuant. Tant de résignation m'agaçait. Quoi ! Ses jambes n'étaient pas plus mauvaises que les miennes. Il pouvait s'en servir puisqu'il marchait dès qu'il se sentait tenu, ne fût-ce que par un doigt. Pourquoi attendait-il cet appui, pourquoi n'allait-il pas le chercher ? Ma première tâche serait de lui apprendre l'équilibre qui, pour nous, est un métier. Mais il fallait d'abord gagner sa confiance. D'ailleurs j'étais vraiment mal fichue. Mon épaule recommençait à enfler, mes mains devenaient molles, mes jambes se tassaient sous moi comme des pattes de pantin, bourrées de crin. Mes béquillons me suffisaient à peine et je regardais avec inquiétude mes grandes béquilles, rangées dans un coin et qui ne me servaient plus depuis des mois. Faudrait-il les reprendre ?
Читать дальше