Milandre bavarde, bavarde. Il apprécie, il tranche, il décortique tous les copains. Pas un sou de méchanceté. Mais on dirait qu'il ne peut admettre les valeurs qui soulignent sa nullité. Celui-là, quand il aura renoncé à son œuvre, pourra faire carrière dans la critique d'art et passer pour génial en démolissant ce qu'il n'a pu construire. Brusquement, il change de sujet, lance ce coq-à-l'âne inattendu :
— Tu as entendu la T. S. F. ? La princesse Elisabeth est en train d'accoucher. Je parie pour une fille.
Le pari aussi est une de ses manies. Une minute plus tard, il parle des prochains six jours de Bruxelles et parie pour Kint-Van Steenbergen. Je n'écoute plus son monologue, je ne place pas une syllabe. Je n'ouvrirai la bouche qu'à l'arrivée, pour répondre à une dernière réflexion de Luc.
— Nous allons être en retard. Les autres sont allés directement chez Carmélie.
— Tant mieux, nous n'aurons pas l'air d'être les organisateurs.
Milandre me regarde, incapable de comprendre ce souci. En descendant de taxi, j'ajoute :
— Tu me laisseras dans mon coin après m'avoir présentée. Et surtout pas une allusion à mes jambes.
Les volets de la boutique sont fermés, mais la porte est grande ouverte. J'entre, raide, la main sur l'épaule de Luc : ça fait copine, ça ne fait pas fiancée. J'essaie même, une fois dans la place, de lâcher l'épaule pour m'accrocher aux rayons, mais ils sont trop éloignés. Il faut agripper de nouveau le complet vert, au moment où une jeune femme très brune, du type Saint-Germain-des-Prés, s'avance vers moi en se dandinant sur de hauts talons, accessoire féminin qui contraste avec sa blouse, son pantalon noir et sa queue de cheval ficelée sur la nuque.
— Bertille Carmélie.
Elle doit s'appeler Berthe. Je secoue les deux doigts qu'elle m'offre. Puis je fais six ou sept pas, je plonge dans un mélange d'ombre, de voix et de fumée. Cette arrière-boutique mal éclairée, c'est la salle à tout faire du libraire besogneux qui cherche désespérément des à-côtés lucratifs : le hall pour exposition payante de croûtes, le cénacle pour récital de poèmes confidentiels, la chambre à coucher de secours (il y a un divan dans un coin), l'atelier de typographie pour revue de jeunes (une presse à bras gît dans un autre coin), la salle d'attente de la réussite. Comptons, comptons nos hommes. J'en vois six campés sur des chaises dépareillées. Six, dont Luc. Plus trois femmes, dont moi-même. Nul ne s'est levé. Comme je ne tiens pas à faire le tour de la pièce en traînant la jambe, je me contente de serrer la main la plus proche, sans bouger. Puis je pivote, le regard tombant de haut, le bras tendu à la ronde, en répétant mon nom. « Bellorget ! Carmélie ! Nouy ! Thiroine », répondent-ils. Le dernier, c'est Rénégault, le fils du docteur ; il fait partie du cours 36, mais Milandre a dû le racoler pour faire nombre. Enfin il y a Mme Thiroine, somptueuse, minaudière, noyée dans ses fourrures et ses parfums, Mme Thiroine dont la menotte, où flambent trente-six faux carats, tâte et retâte une mise en plis acajou. Celle-là, je la salue d'un plongeon du nez, qu'elle ne me rend même pas. J'ai pu empoigner une chaise et je reste debout, appuyée sur le dossier. Personne ne semble faire attention à moi. Voilà qui est pratique pour observer, mais aussi bien vexant.
Trois groupes se sont formés, selon les affinités de chacun. Le négoce rassemble Nouy, Thiroine et Carmélie, qui mènent grand bruit autour de leurs petits problèmes. Le pasteur Bellorget converse calmement avec Rénégault fils, médecin comme son père. Moins timide que réservé, retiré derrière ses lunettes, Bellorget n'a pas sa voix de téléphone, mais une autre, plus sifflante. Bertille Carmélie, beaucoup plus popote que son uniforme Saint-Germain ne le laisserait croire, échange des recettes avec la Thiroine, en versant une mixture rougeâtre dans dix verres dépareillés dont les inscriptions proclament qu'ils ont été élégamment chipés dans les brasseries voisines. Luc papillonne d'un groupe à l'autre. Comment entrer en scène, me glisser parmi ces gens pour qui je ne suis rien d'autre que la sœur anonyme d'un camarade mort, du seul camarade (circonstance aggravante) qui se soit fait tuer pendant la guerre ?
— Dites donc, mademoiselle Orglaise !
Sans doute Carmélie vient-il de s'apercevoir que je fais tapisserie. Cette façon de me héler est un peu cavalière. Mais l'intention doit être secourable. Je glisse vers lui, appuyée sur ma chaise comme sur une canne, avec assez de négligence pour qu'on puisse croire que j'ai seulement l'intention de la déplacer.
— Vous avez bonne mémoire, mademoiselle Orglaise. Je ne me souvenais plus du tout de ce machin-là, mais il m'a intéressé tout de suite. Des contacts avec tout le monde, le quartier veut ça et c'est mon métier de les provoquer. Plus il y a de mouvement dans une librairie, mieux elle marche.
L'intérêt lui empâte la bouche. Petit, camus, frétillant de la patte, il fait son beau entre Nouy et Thiroine, comme un roquet entre deux dogues. C'est donc ça ! Il nous a invités ici pour épaissir éventuellement sa clientèle. Pourtant ceci n'est rien encore : du dépit, on me pousse dans le dégoût. Thiroine, l'homme dont on ne sait rien, sinon qu'il fut un cancre aux doigts violets et qu'il promène aujourd'hui une gueule de singe supérieur à qui l'esprit serait venu en même temps que les millions, Thiroine avance une moue dédaigneuse que prolonge une Chesterfield.
— Il ne faut rien négliger, en effet, dit-il. Bien qu'en fait de relations, il faut l'avouer, le cours soit assez minable. J'espérais mieux.
La jolie paire ! Avec une condescendance qui frise la muflerie, Thiroine m'accorde trois répliques, puis s'éloigne, me tenant pour négligeable. Carmélie, qui a au moins l'excuse d'être le maître de maison, navigue dans son sillage. Mais Nouy demeure et m'étonne. Une paupière fermée, il me regarde d'un seul œil, foré comme un trou de ver dans la pomme ronde et rubiconde de la tête. Pourquoi, soudain, ai-je envie d'attaquer ?
— Vendez-vous encore des devoirs, monsieur Nouy ?
Nouy ne bronche pas. Un sourire, en coup de couteau, fend la pomme en deux.
— Le devoir coûte trop cher, ces temps-ci.
Un temps. Puis il ajoute, d'une voix très étudiée :
— Et les riches n'en achètent pas.
Un second temps. Enfin il rouvre la bouche pour parler comme le Nouy de tous les jours.
— Assieds-toi donc, Constance. Oui, je ne vois pas pourquoi je t'allongerais du mademoiselle parce que je n'ai pas eu l'occasion de te tirer les cheveux depuis dix ans. Je te connais mieux que tu ne penses. Nous sommes presque voisins et je te rencontre parfois en train de tourner la manivelle de ta petite voiture.
L'animal, qui a des yeux et de la repartie ! Je ne m'assieds pas. Je réplique vivement :
— Tu dois être en auto, car moi je ne t'ai jamais vu. Il est vrai qu'on m'a parlé de toi.
Nouy ricane, se balance d'un pied sur l'autre.
— En bonne part, je m'en doute ! Ce bon salaud, hein ! Ce trafiquant qui a fait sa pelote dans toutes les combines ! Ecoute, Constance, il y a une chose certaine : je suis né pauvre, je sais ce que c'est, je n'avais pas envie de le rester. On est pauvre parce qu'on le veut bien.
— Ou parce qu'on le peut !
Nouy s'arrête, interloqué, puis reprend avec embarras :
— Je vois à peu près ce que tu veux dire… et je crois aussi qu'il y a deux sortes de costauds : ceux qui n'ont pas d'argent et qui savent s'en passer, ceux qui en ont et qui savent s'en servir. Je préfère tout de même faire partie des seconds.
Serge n'a pas l'habitude de tant penser. Il en transpire et d'une forte main lente essuie la sueur qui perle à ses tempes. Pas facile à jauger, ce lascar ! Carmélie, Thiroine… Oui, voilà deux types dont le destin patauge dans la même ornière, où s'enlisent l'aisance de l'un, la misère de l'autre. Nouy, non, ce n'est pas sûr. Il a bonne gueule, ce truand dont le fric pue franchement. Nouy ? C'est une charrette de fumier qui attend l'épandage. Manque aussi la fourche, que j'aimerais lui prêter. Que j'aimerais lui prêter… Parfaitement ! Au diable le complexe des purs qui frémissent de honte devant le qui veut la fin veut les moyens des impurs ! Eh quoi, le catéchisme est plein de bonnes histoires où Dieu ramasse des crapules pour en faire des saints ! Ce Nouy, ce Nouy… Je ne le déteste pas. C'est drôle. Pourquoi lui vouer, du premier coup, cette agressive sympathie ? Décidément, j'aime cette forte main lente…
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