— Oui, mon rouquin, dit Ralingue, mais figure-toi qu’il ne marche pas à l’essence, lui.
La motopompe repart, roulant sur l’herbe grasse. Malheureusement, pour répondre aux exigences du système de pâture dit « rotatif » — que M. Heaume en tant que propriétaire trouve profitable et en tant que maire tient à montrer à ses électeurs paysans comme « une réalisation typique d’un gentleman-farmer épris d’agriculture moderne », — les Oudare ont dû diviser leurs prairies en un grand nombre de petits pacages successifs. Il faut s’arrêter cinq fois pour couper ces ronces métalliques, tendues raides sur des piquets de châtaignier et qui chantent sous la pince comme les cordes d’une contrebasse. En se détendant, l’une d’entre elles me déchire ma jupe, une autre fauche le chapeau de M. Heaume. Enfin, débouchant d’un dernier pâtis, nous atteignons le sentier qui longe le jardin. Je dis : nous… On se doute que je n’y suis pas pour grand-chose.
— Par ici ! dépêchez-vous.
C’est la voix de Papa qui nous a largement devancés. Il n’est plus seul. Un petit groupe gémissant l’entoure.
— Les Mar sont là ! dit Ralingue, soulagé.
Tous les Oudare (les « Mar », dit-on, parce que le père Martial, époux de la mère Marie, ont trois enfants prénommés Marguerite, Marine et Marcel)… Tous les Oudare sont là, en effet, immobiles, accablés et comme paralysés par le désespoir. Réfugiés dans la cabane aux outils tant qu’il a plu, ils viennent d’en sortir et, les bras ballants, contemplent d’un air hébété l’incendie qui dévore leur bien. Malgré l’ardeur du brasier tout proche, les femmes, habillées à la diable, se recroquevillent dans leurs blouses de Vichy et frissonnent nerveusement. Depuis deux heures, ils font le compte de leurs pertes. La mère parle de ses draps, des draps de fil « qui n’avaient seulement jamais été retournés ». Le fils ne se console pas de n’avoir pu sortir la jeep. Marguerite et Marine, échevelées, palpitantes, appuyées l’une sur l’autre, sein contre sein, se lamentent sur le sort probable de leur chien et l’appellent de temps en temps d’une voix perçante : « Friqui ! Friqui ! » Elles m’aperçoivent et crient sur le même ton : « Céline ! Céline ! » Mais je n’irai pas les rejoindre. Je ne peux jamais m’associer aux femmes, encore moins à leurs cris. Je préfère l’attitude du père, tassé dans son pantalon de velours, les bras croisés, tous muscles noués. Il invective les siens : « Tes draps ! Si je m’en fous de tes draps ! Et le clebs… Il est bien question du clebs ! On a tout perdu, oui ! » Puis il se tourne vers le feu et, d’un air égaré, l’encourage : « Alors quoi ! Et la porcherie… Il ne reste plus que ça à bouffer. Qu’attends-tu ? » Ralingue, qui arrive, la main tendue, les condoléances au bord des lèvres, est fraîchement accueilli :
— Te voilà, toi ! Et avec ta médaille encore ! Ah ! je leur ferai de la réclame aux pompiers de Saint-Leup ! Ça brûle depuis minuit, mon salaud… Tout y est passé. Tout. Vous m’avez tout laissé perdre.
— Nous revenons d’un autre sinistre, dit Ralingue piteusement.
— On doit sauver la porcherie, dit Papa. Dévidez, les gars, dévidez.
Ralingue lève le nez. Le feu fait rage sur cette façade comme sur l’autre, mais il n’a, en effet, pas atteint la porcherie, bâtiment d’angle sans toit commun avec le reste et n’y attenant que par le mur d’enceinte. Cependant le vent, qui est en train de tourner, rabat les flammes de ce côté. Les porcs doivent déjà être asphyxiés, car ils ne crient plus.
M. Heaume admire toujours avec passion. Le feu danse dans son œil violet, fixe, tandis que le regard de l’autre, le bleu, tourne autour de l’incendie. Oudare s’approche de lui et gronde :
— Les soues, ils veulent nous sauver les soues ! Vous et moi, nous perdons dix millions de bêtes et de baraques, mais on va nous sauver trois soues en torchis… ! Et ta compagnie nous le déduira, hein, Bertrand ? Faut bien qu’il reste un bout de mur pour qu’elle puisse discuter…
Papa, qui en entend bien d’autres en pareil cas, hausse les épaules.
— Dévidez, répète-t-il en s’emparant de la lance. Allons, courez… Urbain ! Montre aux gars où se trouve ce vivier. Et qu’on me jette la crépine au plus creux, là où il n’y a pas de vase, si possible.
— J’y vais, dit Ralingue, soucieux de se faire valoir ou de fuir le fermier.
Le dévidoir recule. Un serpent de toile grise se met à ramper dans la nuit, où s’éteint l’éclat jaune des raccords de cuivre, assorti à celui des casques. Piétinant ce qui a été un carré de navets, Papa s’avance, mètre par mètre, la lance dans la main gauche, une anse de tuyau dans la main droite. Il ne peut pourtant se faire aucune illusion. Nous connaissons tous ici le sens de ce bruit de fond très différent des crépitantes fureurs des débuts d’incendie. De toute part monte cette rumeur puissante, continue, qui tient du ronflement d’hélice, du grondement de la marée et qui est typique des grands sinistres parvenus à ce qui est en quelque sorte leur âge mûr et campés sur une sérieuse réserve de combustible. Les flammes l’emportent maintenant sur la fumée et, plus sûres d’elles-mêmes, plus chaudes, deviennent à leur base presque transparentes. Elles fusent moins, mais filent de long. Ainsi plus sensibles, du reste, à l’action du vent, elles virent avec lui, et leur interminable envol, prolongé par des haillons d’or, par d’incessants lâchers de flammèches, se recourbe parfois jusqu’à toucher les toits bas de la porcherie. Papa trépigne d’impatience. L’eau ne vient toujours pas. Enfin, derrière nous, s’élève un concert de jurons indistincts. Presque aussitôt, Troche surgit, coudes au corps, en criant :
— Vide ! Il est vide.
— Quoi ? fait Papa sans reculer d’un pouce.
Au moment où Troche parvient à sa hauteur, un coup de vent plus violent que les autres, ployant la gerbe incandescente, les contraint tous les deux à s’aplatir, le nez dans les navets. Puis une autre fantaisie du vent les libère. Ils reculent, se laissent rejoindre par nous, puis par Ralingue.
— Vide ! fait aussi le capitaine.
— La vanne est relevée, explique Troche. Il n’y a plus une goutte d’eau. Le poisson est au sec.
— Mes carpes !… Mes carpes ! bégaye le fermier, qui vient de se rapprocher.
— Compliments ! Il a pensé à tout, dit M. Heaume. Cette fois, la cause est entendue : il n’y a plus rien à faire.
— Mes carpes ! répète le fermier, du même ton que sa femme employait tout à l’heure pour gémir : « Mes draps ! »
— On se fout de tes carpes, dit Ralingue. Ce qui nous intéressait, figure-toi, c’est l’eau qu’il y avait autour.
Silence. Les épaules s’effondrent ; les mains, au bout des bras des hommes, se balancent, inutiles. Celles du sergent Colu passent sur son crâne de drap. Il murmure dans un souffle :
— Il faut tout de même faire quelque chose.
Il se redresse, se croise les bras.
— Lucien, ordonne-t-il, refais le tour. Prends la voiture et file à Saint-Leup. Avertis Caré. Dis-lui d’alerter Angers, de réclamer la grande citerne de la préfecture. Dis-lui aussi que j’attends toujours du monde, que je ne vois rien venir.
Il toise Ralingue qui tripote sa médaille et le regarde avec des yeux blancs, il toise M. Heaume qui sourit aux flammes, puis ajoute d’un ton sec :
— Il n’y a pas d’eau, mais il y a de la terre… Prenons chacun une pelle.
*
Le terreau des couches, humide et meuble, se laisse expédier sur le toit de la porcherie. Puis, moins facilement, la terre d’une plate-bande. Mais il faut pelleter trop haut, sans voir, sans pouvoir répartir correctement la couche protectrice. Le vent couche de plus en plus les flammes, par poussées brusques qui, à intervalles réguliers, mettent les hommes en déroute. « Tu dors debout ! Fiche-moi le camp dans la cabane ! » me hurlent Papa, ou M. Heaume, ou même Lucien Troche, toutes les cinq minutes. Ils sont têtus, mais moins que moi. Et moins que le feu qui, dédaignant le toit, s’en prend directement aux portes des soues, aux croisillons du pisé, aux étais. L’inévitable arrive : miné par en dessous, surchargé de terre, le toit cède d’un seul coup, s’écrase de l’autre côté du mur.
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