— Ce sacré Gontran ! dit-il une fois de plus.
Et il a ce geste que je déteste : sa main plonge dans la poche gauche de son veston, celle qui devrait contenir le portefeuille, en retire un flacon plat qu’il élève très haut comme on porte un toast avant de siffler, glou glou, d’un seul coup, le reste de sa ration quotidienne de « poire flambante ».
— Une minute ! Je reviens.
C’est toujours ici que je l’attends. Plus loin, il y a le petit salon et la rencontre toujours possible avec M me (Heaume) de la Haye qui ne me déteste pas, mais qui m’aime modérément, me considère tout au plus comme une des trente-six fantaisies de son mari et tique quand je l’appelle parrain en sa présence. J’ai beau eu faire ma sucrée, je n’ai jamais pu l’amadouer : Papa est un trop petit agent d’assurances, et mon B.E. ne pèse pas lourd. J’aime mieux attendre devant « ce sacré Gontran », le favori de M. Heaume. Il me l’a expliqué vingt fois, c’est un monstre qui a pillé force moines, rôti force manants, violé quelques nonnes et nombre de jolies vilaines, avant de se faire décoller en place de Grève. Il arbore une trogne menaçante, dévorée de poil, aux yeux de fauve, au nez ferme comme un épieu, mais aussi au teint frais, au sourire dilaté par une tonitruante vitalité, par une confiance totale en l’indulgence des cieux comme en son droit d’étriper l’humanité souffrante. M. Heaume le regarde toujours avec admiration, avec envie, et j’ai souvent l’impression que Gontran va éclater, va beugler : « Alors, mon grand, on s’amuse sur nos terres ? » Profitons de ce que nous sommes seule, approchons-nous et chatouillons-lui le nez. Foudre de guerre, éternueras-tu ? Mon doigt glisse sur la peinture finement craquelée, rencontre une infime aspérité qui est le bord de cette cuirasse incomplète, qui ressemble à un soutien-gorge de ferraille…
*
Un soutien-gorge ! Voilà que je rêvasse, que je dérive. C’est sous le signe du soutien-gorge que nous nous sommes connus, parrain et moi. Je n’ai pas fini de piquer un fard à l’évocation de cette histoire qui n’est pas vieille de deux ans. J’étais encore à l’école communale, mais dans la classe du « certif » dont la moitié des élèves sont « grandes » et dont l’autre moitié, les pauvres, ne le sont pas, peuvent toujours mettre les mains à l’eau froide, gardent des chandails plats, plats, plats. C’était mon cas : cas douloureux pour une première en excellence qui ne pouvait rien contre cette insuffisance-là. Aussi, à défaut du contenu, avais-je une envie rouge du contenant (comme tout le monde après tout : « Les gens ont soif de considération bien plus que de mérite », répétait sans cesse la grand-mère Torfoux). Mais l’acquisition d’un soutien-gorge ne s’imposait pas plus, pour moi, que la nécessité de se raser chez un gamin de seize ans qui réclame le coupe-chou de son père pour trancher quelque invisible duvet. « Ça me gêne, tu sais ! » affirmais-je en vain à ma mère bien pourvue sous ce rapport et qui haussait les épaules. « Du jabot ! Mais où le mets-tu, ma colombe ? » disait Papa, souriant de ce grand sourire torturé qui pour tout autre que moi eût été un rictus, mais que je savais être un sourire, un vrai et, qui mieux est, réservé à moi seule. Enfin, un beau jour, excédée, ma mère avait fini par crier : « Oh ! là, là ! Tu me cours ! Achète-le, ton truc, mais à tes frais, tu as des sous. » Mémorable capitulation ! Sans demander mon reste, j’avais aussitôt couru vers le marché, frétillante, le poil au vent, la chaîne brimbalant sur ce chandail où la loupe pouvait déceler à la rigueur deux légères saillies, qu’on pouvait prendre pour les boutons d’un sous-vêtement. L’argent tintait dans mes poches. Dans mes poches, car il en fallait bien deux, la somme ne se présentant pas sous la forme d’un billet violet dépourvu de toute poésie, mais sous la forme d’une masse de cuivre et d’aluminium, bruyante et pesante. Huit cent soixante-treize francs, exactement, représentant le sacrifice des deux tirelires : le cochon rose et la poire de terre cuite, que j’avais lancés à la volée sur le carreau et qui s’étaient brisés en mille morceaux, émiettés, volatilisés, dans un grand éparpillement de rondelles de cinquante (première place), de vingt (visite de quelque tante), de dix (petit cadeau du dimanche) et même de deux (gratte). Entre parenthèses, il y avait eu du déchet. L’économie ? Quel leurre ! Dans ma courte expérience de capitalisation, je perdais plus de cent francs de nickel démonétisé. Mais qu’importe ! Je ne fis qu’un bond jusqu’à la bonneterie foraine qui, tous les vendredis, installait son « camppartout » entre la tente verte d’un marchand de tissus et le vélum à raies rouges d’une boucherie ambulante.
Aucune hésitation possible : mon choix était fait depuis longtemps. Pour le soutien de mes charmes, rien ne m’apparaissait plus souhaitable que certain modèle, incrusté de dentelle noire et pigeonnant à merveille. Encore toute essoufflée, je bousculai une formidable commère qui s’achetait une non moins formidable culotte de jersey et, posant le doigt sur l’objet dont j’avais depuis très longtemps repéré la place, je demandai faiblement :
— Combien ?
La marchande, une longue et mince, aux grandes paupières de cheval, ne sourcilla même pas.
— Sept cent trente-cinq, hennit-elle. Quelle taille voulez-vous ?
— Le quatre-vingts suffira, répondis-je, modeste et rougissante.
Je puisais déjà la ferraille dans mes poches, remplissais une main de la marchande, puis l’autre.
— Au moins, reprit celle-ci, voilà une demoiselle qui a de la monnaie.
Au moment d’empaqueter, elle eut le tort d’ajouter :
— Le quatre-vingts ira certainement. D’ailleurs, c’est la plus petite taille.
Et cette pauvre Céline, qui recevait l’objet, douillettement enveloppé de papier de soie, sentit que s’évanouissait la moitié de son plaisir. Elle était tout près de le rendre, son soutien-gorge, quand un quidam enchaîna, derrière son dos :
— La plus petite taille, mais la plus jolie !
Sur cette galanterie puérile, je me retournai, piquant mon meilleur fard pour sourire menu à un colosse qui, jusqu’à la tête, avait tout du fort des halles, mais qui à partir du cou devenait un vieillard. C’était le nouveau châtelain. L’homme aux mille journaux de terre, desservis par douze chemins creux, vingt-huit mares, quatre calvaires et nonante-trois haies, selon son propre compte. M. Heaume, dont Saint-Leup venait de faire un maire, parce qu’on lui supposait des relations, parce qu’il était riche, parce qu’il faut donner l’écharpe « aux gens qui n’ont rien d’autre à faire et qui ont assez de sous pour ne pas être tentés de se servir ». Son regard pesait lourdement sur moi.
— Un œil vert et l’autre brun… Tiens, tiens ! Moi, tu vois, j’ai un œil violet et l’autre bleu. Mais le violet est faux : il est en verre.
Il me prit le bras. Le bras, pas la main comme une petite fille. Il me prit le bras et m’emmena, me racontant comme ça, tout de suite, qu’il avait eu une petite fille qui n’avait pas les yeux semblables. Il parlait d’elle sans émotion apparente, exactement comme d’une petite chienne perdue. Mais il eut le tact de ne pas se moquer du soutien-gorge. Il eut l’intelligence de ne pas s’arrêter devant la marchande de bonbons (je les aurais croqués avec autant de plaisir que de fureur). Déjà je détestais ses grandes dents, son négligé (au bocage, si le paysan a droit à la guenille, les « personnes » doivent rester endimanchées toute la semaine), son cou dont la peau se plissait et se replissait sur un col douteux, son œil violet. Mais, déjà, j’aimais son œil bleu, ses bras, son pas solide. La suite… Mon Dieu, je ne sais plus, ça s’est fait tout seul. Il était fatal que M. Heaume rencontrât souvent cette éternelle échappée qui n’avait pas de plus grand plaisir que de galoper dans les champs. On faisait des bouts de route ensemble. Des bouts de route de plus en plus longs. M. Heaume parlait. J’écoutais. Un jour, il finit par m’emmener au château grignoter du pain fourré, bien tartiné par sa femme d’une double couche de beurre et de confiture de nèfles. Enfin M. Heaume vint à la maison faire des politesses à M. Colu et surtout à M me Colu, hostiles et flattés. Moins hostiles que flattés, je dois le dire. Et l’on murmura dans le village : « Elle en a de la chance ! Si ces richards-là qui n’ont pas d’enfant l’adoptaient… » M’adopter ! Et mon père ? Et ma mère ? Est-ce qu’on laisse adopter sa fille unique ? M. Heaume est mon « parrain » (le vrai est mort, ce qui arrange tout). M. Heaume ne me couchera pas sur son testament. Comme, outrée du soupçon, je devenais rare, il me devina, me rassura : « Tranquillise-toi. Ma femme et moi, nous avons tout légué à la Société protectrice des animaux. À moins que tu ne fasses la bête, tu ne crains rien. » À cette condition-là, je veux bien rester sa filleule. Un peu sa fille. Et quelque chose avec, qui tourne autour sans heureusement s’en éloigner jamais, qui lui fait fermer son œil bleu si par hasard il me rencontre avec un camarade. Jaloux ? C’est bien probable. Jaloux comme Papa. Mais comme lui si contracté, si discrètement douloureux… Pourquoi marche-t-il, marche-t-il des jours, des nuits entières, avec ce grand air farouche ? Et qu’y puis-je faire ? Un chaperon rouge n’a jamais guéri son loup.
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