— Dix minutes ! Dix minutes ! Ce sont des minutes de coiffeur !
Impatient, sentant qu’il s’assoupissait, il se leva, poussa le portillon, alla chercher l’air frais dans la cour. Je le suivis.
— Quel calme ! dit-il. On ne dirait jamais qu’il y avait plus de cent personnes dans le coin tout à l’heure. Et qu’est-ce qu’est devenue la noce ?
— Elle a renoncé, fit Binet, qui ajouta : Ta mère sera rentrée avant toi, Céline.
Purgé par le vent, le ciel s’était en partie découvert, les nuages s’étiraient, fluides, rapides, et la lune semblait courir au-dessus d’eux. Un coquelet s’enrouait quelque part. Une vache meublait doucement dans l’enclos, et on entendait distinctement le bruit de râpe de sa langue en train de relécher son veau.
— Quel calme ! répéta Ralingue. Bertrand exagère toujours, il a peur de tout. J’aurais bien dû le renvoyer dans les bras de son dragon.
Il avait à peine achevé sa phrase qu’il tendit l’oreille.
— Le voilà, dit Binet.
— Non, dit Ralingue, ça vient de l’autre côté, du côté de la campagne. Et ça court, Victor, ça court… Bon Dieu ! Qu’est-ce qu’il y a encore ?
Instinctivement, les deux hommes se portèrent jusqu’à la route. Non, il ne s’agissait pas d’un pas, mais d’une course échevelée, saccadée, pesante, scandée par le ahanement rauque d’un homme exténué. Je saisis le bras de Ralingue, le serrai nerveusement. La talonnade se rapprochait très vite, prenait des raccourcis inattendus pour un paysan, traversait froidement un champ de maïs, en fracassant tout sur son passage.
— Urbain, le valet des Oudare ! s’exclama le fermier.
À la lisière du maïs, éclairé de plein fouet par la lune, l’homme venait de surgir. Il paraissait prêt à s’effondrer, tanguait, titubait sur les mottes brutes du guéret fraîchement labouré qui le séparait encore de la route. Je criai : « Par ici ! Par ici ! » et ma voix me sembla suraiguë comme l’était ma voix d’écolière rameutant les copines à la cueille du muguet. Le valet fit un dernier effort, franchit trente sillons de terre gluante et vint s’écrouler sur la route. Il lui fallut bien trois minutes pour récupérer du souffle et bégayer :
— L’Argilière… Vite ! Vite ! Tout brûle là-bas… Tout brûle depuis minuit.
— L’Argilière ! Mais c’est encore une ferme de M. de la Haye, dit Ralingue, effaré.
— Encore une ferme de M. Heaume ! Il faut le prévenir. C’est à trois pas, j’y cours.
Coudes au corps et secouant mes cheveux, je me lançai vers le château.
Je n’ai pas couru longtemps. « Hou ! » a fait une grande forme noire brusquement jaillie de la futaie à perches de châtaignier d’où sortent les trois quarts des poteaux de clôture de Saint-Leup (car, pour les châtaignes, n’en parlons pas : elles sont grosses comme des noisettes). Avec sa manie de faire peur, M. Heaume finira par me donner une maladie de cœur. Je me laisse soulever, enlever, et il me porte comme une évanouie, les bras ballants, les jambes ballantes, pendant cinquante mètres.
— Et le loup la dévora ! Miam, miam…
Il rit, il me dévore la tempe, d’une bouche rêche qui pue l’eau-de-vie de poiré. Il fait bientôt mine de me jeter dans le fossé, me rattrape et, soudain, me replante debout en face de lui. C’est que je viens de dire :
— Ce n’est pas tout ça, parrain, mais L’Argilière brûle.
— Hein ! fait-il, L’Argilière ! Tu veux dire les Binet ?
— L’Argilière aussi.
M. Heaume reste figé, puis siffle longuement, decrescendo. Lui, Papa, moi-même, nous sommes tous économes de mots. J’avais l’intention de lui dire : « Il faut y aller. Il faut réparer votre gaffe de tout à l’heure. Les gens d’ici ne tiennent pas tellement à être secourus, mais ils exigent d’être plaints. Malade qu’on ne va pas voir à l’hôpital vous en voudra longtemps, même si le docteur a crié sur les toits que toute visite lui donnerait la fièvre. Incendié qui ne voit pas son maire sur les lieux ne votera plus pour lui. Gémir en chœur est la grande politesse à Saint-Leup. Écoutez vos girouettes : elles connaissent le pays, elles n’arrêtent pas de grincer… » À quoi bon ! M. Heaume me prend par la main, m’entraîne en disant :
— J’aurais dû rester chez Binet. Je fais prévenir le garde et nous partons tous en voiture.
*
Pourtant, après avoir couru avec moi pendant cent mètres et grimpé quatre à quatre ces escaliers qui ont dû faire battre son cœur de soixante ans, il s’arrête sous le catalpa, pour observer les fenêtres. Celles de sa femme, au second, sont éclairées : aucune importance, elle ne s’occupe jamais de rien. Ce qui l’ennuie beaucoup plus, j’en ai l’impression, c’est que la fenêtre de l’office soit éclairée et que s’y encadre le profil inquiet, impatient, du maître d’hôtel. Parrain n’a certainement aucune envie de subir les doléances et les fermes conseils de Gonzague, ce meuble à formules acheté avec les autres lors de la vente du château et qui a quatre poches à son gilet comme les commodes ont quatre tiroirs. Il ne semble surtout avoir aucune intention de lui dire d’où et à quelle heure il rentre ni même de lui permettre de s’assurer qu’il est sorti. M. Heaume, malgré l’urgence, prend à droite et, me remorquant du bout de l’index, se faufile par une petite allée de troènes jusqu’à la poterne de la tour, dont lui seul possède la clef. Une clef parfaitement inutile, puisqu’on peut y accéder par les couloirs intérieurs, mais dont le volume et le poids au fond de sa poche lui rappellent constamment qu’il est, lui, Heaume, fabricant de sacs, devenu propriétaire d’un débris médiéval hautement historique et coûteusement percé d’outre en outre pour y adapter le chauffage central, l’eau courante et l’électricité. La porte ouverte, l’escalier du genre dérobé, que M me Heaume a « reconstitué » à la place où il « aurait dû en exister un au moyen âge », apparaît. Va-t-on perdre du temps à observer les rites ?
Oui. Et d’abord le coup de talon, sur la dalle de fonte, ronde comme une plaque d’égout, qui recouvre l’orifice de l’ancienne cave à cidre bouché promue au grade d’oubliette : elle chante son creux, et nous montons les dix-sept marches dont aucune n’a la même hauteur. Second rite : les trois coups frappés à une autre porte ronde identique à la première, qui donne dans le salon, derrière la tapisserie des Gobelins. Ceci pour avertir éventuellement M me Heaume (dire de préférence en parlant d’elle : M me de la Haye). Elle est un peu cardiaque et meurt de peur chaque fois que son mari, glissant sous la tapisserie, sort du mur à l’improviste. Parrain enlève son ciré, ses bottes boueuses, son petit chapeau rond sous le ruban duquel est passée une plume de faisan et abandonne le tout dans une penderie, si bien masquée qu’elle ne se distingue pas de la muraille. Il y trouve des chaussons qu’il enfile avec une évidente satisfaction. Nouvelle manœuvre d’interrupteurs : nous passons à quatre pattes sous le Gobelins pour aller plus vite. Il n’y a personne dans le salon, que nous traversons rapidement, non sans que M. Heaume ait jeté sur la pièce le coup d’œil du maître ; un coup d’œil curieux auquel ne participe qu’une seule prunelle, d’un bleu presque violet, tandis que l’autre reste fixe et semble réfléchir. La Savonnerie est propre, soigneusement passée à l’aspirateur, les flambeaux d’argent étincelants, les meubles luisants de Cybo. Bien. De quoi pourrait-il se plaindre ? Pourtant il fronce les sourcils et se jette dans la galerie, entièrement tendue de toile de jute, de toile à sac, matière neutre qui selon lui « convient aux grandes surfaces et permet aux tableaux de bien se détacher ». Mais les tableaux sont absents, sauf un : « Je ne pouvais pas garder les ancêtres des autres, m’a-t-il dit souvent. La toile à sac suffit. » Et c’est, en effet, de sa part moins défi que rappel, satisfaction tirée de ses origines, orgueilleuse humilité. Il passe, tête haute, devant les places vides, traverse toute la galerie. Je sais qu’il s’arrêtera tout au bout devant l’unique toile qui n’ait pas été liquidée et qui est censée représenter Gontran de Saint-Leup, magnifique brute qui s’est attiré dans le pays de Craon une réputation analogue à celle de Gilles de Retz au sud de la Loire. M. Heaume s’arrête en effet.
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