Cette fois, dès le départ, on peut prévoir la catastrophe. Ils sont cinq — Ralingue, Papa, Lucien Troche, Vantier et Dagoutte, le menuisier, — cinq en tout, dans la camionnette qui remorque la motopompe. Avec Besson, le garde-chasse, M. Heaume qui ne compte guère et moi qui ne compte pas du tout (et qui, de retour chez Binet, ai dû supplier Papa de me laisser monter à L’Argilière dans la Panhard), nous serons huit. Derrière nous, au village, Ruaux s’égosille en vain. Presque tous les sauveteurs, harassés, se sont rendormis et ceux qui consentent à rouvrir un œil doivent le refermer aussitôt en grognant : « Ça va comme ça. J’en ai fait assez pour cette nuit. C’est un peu le tour des autres. Il a fallu perdre un temps fou pour récupérer le matériel, rembobiner les tuyaux, remettre tout en ordre de marche, refaire le plein d’essence chez Dussollin, le garagiste, dont le distributeur était verrouillé. Bref, les premiers secours, montant vers L’Argilière, ont bien deux heures de retard. »
— Ohé ! la Paludière, par où onc courez-vous ? fredonne dans mon dos le père Besson, qui est le flegme même (et ne connaît du reste que cette unique chanson).
— À quoi bon ! Tout sera brûlé quand nous arriverons, crie au contraire un Ralingue effondré.
Les deux voitures marchent de front, la Panhard sur la gauche de la camionnette, au mépris du code. On s’interpelle d’une voiture à l’autre. Papa, lui, ne dit rien. Cramponné au volant, il talonne l’accélérateur, il fonce. Certes, tout à l’heure chez Binet, la rallonge sur l’épaule et l’extincteur en mains, il semblait frappé de stupeur. Il murmurait comme les autres : « Nous sommes frais » et, comme les autres, il ajoutait : « Un salopard dans la commune ! Mais pourquoi ? Mais qui ? » Blanc de rage et mâchonnant son pouce, il écoutait le valet qui racontait d’une voix entrecoupée :
— Le salaud ! En cinq endroits qu’il a foutu le feu ! Cinq ! L’écurie, le grenier, la remise et le fenil. Le patron m’a crié : « Le téléphone ne marche pas… Prends la jeep et saute à Saint-Leup. » La Jeep ! Eh bien ! oui ! Les quatre pneus crevés ! Et crevés aussi les pneus de mon vélo. Alors j’ai couru… Qu’est-ce qu’on fait, Ralingue ? Qu’est-ce qu’on fait ?
Ralingue, atterré, n’en savait rien. M. Heaume non plus. Mais mon père s’est vite ressaisi. C’est lui qui a rattrapé l’adjoint, retrouvé Ruaux, retrouvé Troche, décidé quelques hommes à le suivre, jeté des ordres précis qui ont triomphé de leur terreur et de leur affolement :
— Binet, tu surveilleras ta grange tout seul. Je te laisse l’extincteur. Si par hasard le feu reprend, c’est simple : tu renverses l’appareil et tu retires la goupille. Mais, attention ! Dirige ton jet, n’arrose pas la flamme au petit bonheur, prends-la par la racine… Toi, Caré, tu téléphones à la brigade, à la sous-préfecture, aux compagnies voisines, pour demander du renfort, dare-dare. Enfin, toi, Ruaux, tu sonnes, tu resonnes, tu rassembles tout ce qui peut tenir debout, tu expédies les gens là-haut, par tous les moyens, en auto, à moto, à vélo ou même à pied. Nous, on file.
*
Et il file, il file, prenant si sèchement les virages que son coude s’enfonce dans les côtes du valet, coincé entre lui et Ralingue. Bien entendu, la camionnette glisse sur le goudron mouillé, mais ces légers dérapages n’incitent pas mon père à ralentir et il ne consentira pas à descendre au-dessous de quatre-vingts avant d’y être contraint par la côte de la Queue-du-Loup, rampe à fort pourcentage, localement fameuse, qui, après avoir servi de test à la vigueur des chevaux au long des âges, fait encore le désespoir des vieilles mécaniques et des coureurs de troisième catégorie. À mi-pente, tout de même, il faut bien passer en seconde.
— Saleté de côte ! jette Papa, poussant son levier avec humeur.
— Enfin, d’en haut, on va voir ce que ça donne du côté de L’Argilière, dit M. Heaume, dont la Panhard prend trois longueurs à la camionnette.
Mais, du sommet, rien n’est visible. Quand la camionnette, poussive, cognant des quatre cylindres, nous rattrape et bascule par-dessus le raidillon final, les pompiers désappointés n’aperçoivent comme nous qu’une immense colonne roussâtre, à peine plus claire en son centre et qui s’écroule par larges pans, s’étale, comble les déclivités, pousse ses avant-gardes loin dans la campagne et jusque sur la route, barrée par une nappe si épaisse que les phares ne l’entament pas. M. Heaume en éternue d’avance. Papa se contente d’émettre un petit sifflotement qui en dit long. « Doucement ! » crie vainement un homme. Mais les pignons de la boîte de vitesses hurlent une fois de plus et les voitures entrent dans l’ouate à plein régime. Dix secondes plus tard, elles en ressortent, remontent la butte d’en face et, dans un grand gémissement de freins et de pneus, s’arrêtent net à l’embouchure d’un chemin de ferme, où s’élève une croix de chêne brut, terminus des Rogations.
— Qu’est-ce qu’il vaut, Lucien ? crie Papa.
— Rien, dit Vantier.
— Autant pour moi ! dit M. Heaume. Une Panhard, ce n’est pas un bulldozer. Je n’ai pas de chaînes pour passer dans la boue. Nous montons avec vous, monsieur Colu ?
— Montez.
Nous nous tassons dans la camionnette. La portière n’est pas refermée que Papa braque son volant à pleins bras, repart brutalement, offrant à ses roues cette suite de creux et de bosses, de marouillis et de rocaille qui, entre deux haies de ronces pendantes, conduit à L’Argilière.
— Tu ne passeras jamais, gémit Ralingue. Il a plu toute la nuit. Tu vas t’enliser.
— Je passerai, dit Papa.
Cahotante et chantant ferraille, secouant furieusement ses crochets de remorque, la camionnette aborde deux ou trois fondrières, les franchit par miracle, une roue au sec et l’autre patinant dans la glu. Elle passe sur des blocs, qui la soulèvent, puis la laissent retomber, exténuant les ressorts. Un phare s’éteint, se rallume lors d’un nouveau choc. « Mauvais contact », murmure simplement le chauffeur, emballant son moteur pour lancer sa voiture à travers une fondrière plus large que les autres. Plus large et plus profonde. La camionnette pique du nez, éventre la bourbe et, la rejetant sur les haies, passe de justesse. Mais c’est pour retomber aussitôt — et cette fois sans élan — dans deux ornières épaisses comme des auges et taillés par les chars dans une poche d’argile. Les roues s’engagent dans cette sorte de glissière et, au plus creux, se mettent à chasser, s’affolent, recreusent le sol sous elles en faisant gicler la crotte de toute part.
— Je te l’avais dit, fait Ralingue. On ne pouvait pas passer par là.
— Et tu voulais passer par où ? hurle Papa. Monsieur connaît un autre chemin ? Monsieur dispose d’un ballon ? Allez, tout le monde descend.
Il a déjà coupé l’allumage, sauté dans la boue. Nous l’imitons tous et, patouillant à qui mieux mieux, nous nous réfugions sur un coin de talus. De lourdes masses violettes passent au ras de nos têtes, vont s’abattre plus loin, dans la nuit. Des bouffées d’air anormalement chaudes, une puissante odeur de cuir brûlé, un grand crépitement sourd attestent l’importance de l’incendie, maintenant tout proche, mais qui reste enfoui dans ces nuages, sans cesse renouvelés.
— Quelle fumée ! dit Troche. La paille était mouillée… Que fais-tu, Bertrand ? Tu remets en marche ?
Resté seul près de la camionnette, Papa, après avoir fouillé dans le coffre, vient de passer devant un phare, la manivelle en main. Il s’accroupit devant le capot, et sa voix jaillit de dessous l’aile :
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