Cette fois, il n’y a plus qu’à abandonner la partie, à battre en retraite vers la cabane aux outils, où l’on décide d’attendre du renfort. Mais la cabane elle-même, faite de planches badigeonnées au coltar, ne résistera pas à l’assaut des rafales qui choisissent définitivement cette direction, concentrent sur elle un tir nourri d’escarbilles. Elle va flamber. Elle flambe.
Elle flambe, et le désastre est parfait, la suite n’a plus aucune importance. Quelques recrues, tardivement expédiées par Ruaux, rejoindront et n’auront plus qu’à s’asseoir, en bons spectateurs. Qu’importe si l’auto de l’un d’eux s’enlise dans le chemin, barrant le passage à la pompe du Louroux et à son escouade, du reste inutile puisqu’elle n’amène pas d’eau ! Qu’importe si le side-car des gendarmes, survenu peu après, subit le même sort ! Quand la citerne de la préfecture arrivera, vers quatre heures, quand elle aura réussi (en écrasant un champ de betteraves sous ses huit roues jumelées) à se dépêtrer de cet embouteillage et à parvenir sur les lieux, elle n’aura plus qu’à servir d’arroseuse, pour le principe. Et Martial Oudare qu’à dresser le bilan… Un beau bilan ! Un demi-hectare de braises, où la bourrasque soulève beaucoup de cendre — ce cheveu blanc du feu — achève de se consumer. De paresseux filets rouges, de courtes langues jaunes s’attardent ici et là, barbouillant de lueurs dansantes le visage des sauveteurs, qui n’ont jamais moins mérité leur nom et qui, toute honte bue, font le cercle, vautrés à terre. Pour ma part, loqueteuse, barbouillée, je viens de m’endormir, la tête posée sur les genoux de M. Heaume. Seul, Papa est encore debout et tourne sans relâche autour de la ferme rasée, écrasant à coups de talon quelques fumerons projetés dans l’herbe et même d’innocents vers luisants.
Tandis qu’on noyait les cendres et que les gendarmes faisaient leurs constatations, j’étais rentrée seule dans la Panhard conduite par Besson qui avait l’ordre de remonter aussitôt sur L’Argilière et qui, fredonnant de plus belle son éternelle Paludière, m’abandonna sans remords à la grille. Je n’en menais pas large, à cause de ma jupe et de mes bas ; je me demandais comment ma mère allait prendre la chose, bien qu’elle m’en passât beaucoup et fût depuis longtemps habituée à mes escapades, qu’elle savait innocentes. Elle grognait déjà quand je rentrais vers minuit d’une promenade avec M. Heaume. Cette fois, il était quatre heures, j’avais passé presque toute la nuit dehors et — circonstance aggravante — avec Papa. Mais, à mon grand étonnement, les portes que j’avais laissées ouvertes l’étaient encore. Je courus jusqu’à la chambre, jusqu’au lit, intact, encore recouvert de son dessus de dentelle blanche. Aucun doute. Ma mère n’était pas rentrée. Quelle aubaine ! Cela me donnait le temps de me laver, de faire disparaître mes bas, de réparer ma jupe. Elle apprendrait bien sûr que j’étais allée au feu, mais, rentrée la première, j’avais meilleure allure et beau jeu de tricher sur l’heure. Puis je changeai d’avis, je me rembrunis. Algarade évitée, bon ! M lleColu, à peine échappée à la leçon de morale qu’elle attendait, se sentait toute prête à la servir à M me Colu. Pourquoi restait-elle si tard à la noce ? À son âge ! Et pourquoi d’abord se laissait-elle inviter à toutes les noces ? Je savais bien qu’on l’invitait pour son extraordinaire talent de pâtissière et aussi parce que les chanteuses qui n’ont pas une voix de pruneau et connaissent le répertoire des familles ne sont pas légion. Mais je savais aussi qu’on l’invitait comme cavalière d’élite, rompue à toutes les figures, à tous les pas, et pour mieux dire comme amuse-gars, ce qui n’a pas au pays de sens malhonnête, mais n’est tout de même pas un fleuron ajouté à la couronne des mères. Ah ! non, je n’aimais pas du tout entendre de petits jeunes gens, capables de s’intéresser à des filles de mon âge, lancer des : « Bonjour, Eva ! » à Maman, lorsqu’elle passait dans la rue. Eva faisait du tort à M me Colu. C’était Eva qui disait en me lissant les cheveux : « J’ai une Céline toute mignonne, mais comme elle se veut vieille ! » Le respect filial, l’affection m’empêchaient de lui répondre : « Et toi, comme tu te veux jeune ! » et je n’osais répéter, même au plus secret de moi, ce vigoureux trait décoché à une imprudente par la grand-mère Torfoux fidèle à son demi-patois : « La bague au doigt, fini, dame ! Fini, ma jolie, on ne garçaille plus ! » Je me déshabillais, maussade, j’arrachais mon blouson, mon chandail, mes bas. Ce pauvre Papa… Maman avait des excuses, bien sûr. Mais est-ce que ce n’est pas terrible, déjà, de chercher des excuses à sa mère ? Est-ce qu’elle doit en avoir besoin ? Dieu merci, j’étais éreintée. La fatigue l’emporta, m’ensevelit dans ma chemise de nuit, m’enfouit dans le sommeil.
*
Je me réveillai à dix heures. Ma mère me secouait.
— Eh bien ! tu l’auras faite, la grasse matinée. Tu ne m’as même pas entendue me lever.
Je ne l’avais surtout pas entendue se glisser à côté de moi dans le lit. Malgré la présence sur le second oreiller d’un pyjama froissé — car elle mettait des pyjamas, ma très jeune mère ! — s’était-elle seulement couchée ? Je la regardais avec une sourde irritation. Son regard avait de l’assurance, sa voix aussi. Elle disait en brossant mes affaires :
— Il y a eu le feu. Ton père n’est pas encore rentré. Oh ! Céline, peut-on arranger une jupe de cette façon-là ! Tu n’as plus dix ans.
Simple protestation de ménagère, pour la forme. Elle n’insista pas, ne me demanda pas où étaient passés mes bas, jetés sous le lit. Elle semblait ne se douter de rien. Plus exactement : ne pas vouloir se douter de quelque chose. Son bras s’enroula autour de mon cou et, pour la première fois, son baiser me fut pénible. Bouche trop grasse, trop chaude. Et pourquoi sur son visage cette douceur chiffonnée, ce velouté las ? Et pourquoi ce gros parfum ?
— Dépêche-toi, Céline. Nous allons au marché. Tu prendras cinq kilos de sucre chez Candel, pour la gelée de coing. Moi, je ferai les autres courses… Allons, saute ! Je t’ai ramené de la noce un tas de bonnes choses, tu sais !
Cinq minutes plus tard, nous partions, bras dessus, bras dessous. Rien qu’à nous voir bâiller toutes les deux, il était facile de deviner que nous n’avions ni l’une ni l’autre dormi notre compte. Nous marchions sans souffler mot. Maman « était dans sa tête ». Moi aussi. Je pensais à mon père, à M. Heaume. Pourquoi s’attardaient-ils ? Au bout de la rue des Franchises, Maman me lâcha.
— Va, dit-elle en me glissant un billet de mille dans la main.
*
Je traversai la place. Elle était noire de monde, ce qui n’avait rien d’inattendu un jeudi, jour de marché. Mais, comme on pouvait le prévoir, la foule ne ressemblait pas à la cohue ordinaire, émaillée de « tope là ! », de jurons calmes, de rires lourds et d’appels au chaland. Il s’agissait, au contraire, d’une foule réservée, peu bruyante — ce qui à la campagne est toujours mauvais signe — et scindée en petits paquets où l’on parlait bas, avec des mines longues, des regards en dessous, des gestes sévères. On se serait dit en période d’élections. Et encore ! Seules, les élections législatives étaient capables de fournir assez d’émotion, de remuer assez de rancunes pour donner aux gens des têtes pareilles et les maintenir sur la place, enracinés dans leurs palabres. En me glissant entre les groupes, je n’entendais parler que de l’incendie. Et sur quel ton !
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