— Un bleu de fichu, une journée de fichue ! jeta-t-elle par-dessus son épaule. Ce ne sont ni Oudare, ni Ralingue, ni la commune qui te les paieront.
Maigre coup. Le grand pas calme de Papa n’en fut pas troublé.
— J’ai fait mon devoir, dit-il avec un peu d’emphase.
— Ton devoir ! Tu parles ! Si comme pompier tu obtiens toujours d’aussi beaux résultats, comme agent d’assurances tu pourras bientôt prendre ta retraite.
Cette flèche-là était meilleure, mais n’allait pas loin. Je m’étais aussitôt rejetée vers mon père, puisque c’était lui, cette fois, l’attaqué. Je bouillais. Un peuple de fourmis me courait sur la langue. Taisez-vous donc ! Quand saurez-vous vous taire ? Les lèvres de ma mère s’entrouvraient, découvrant de petites canines très blanches, si bien frottées au dentifrice et qui cherchaient à mordre. Seule, une bonne méchanceté lui rendrait enfin supportable le goût de sa salive. N’en trouvant pas, elle se rabattit sur la première inspiration venue, trouva plaisante l’idée de se payer la tête de Papa (je ne trouve pas d’autre explication), de lui jeter, comme ça, pour le plaisir, un bon gros mensonge. Elle s’arrêta carrément, fit volte-face et lança tout à trac :
— À propos, tu m’as demandé à quelle heure j’étais rentrée… Très tôt, mon cher, très tôt. Quand je suis partie, Binet venait de crier au feu et, quand je suis arrivée, le clairon commençait à sonner. J’ai même été étonnée de ne pas te trouver à la maison. Tu as fait vite pour t’habiller…
— Très vite, tu penses ! dit Papa.
Il y avait une petite faille dans sa voix. Ses prunelles pourchassèrent soudain celles de ma mère, qui se dérobèrent. Refusait-il de croire à cette fable ? Après tout, je devais l’apprendre plus tard, elle était vraie. Partiellement vraie. Maman était bel et bien rentrée, à cette heure-là, mais seulement pour cinq minutes : le temps de troquer ses escarpins, qui lui faisaient mal, contre des souliers plats. Cependant Papa, sans cesser de la tenir sous le feu de ses prunelles, enchaînait avec une apparente conviction :
— Je pensais bien que tu étais rentrée tôt. Entre les deux incendies, je suis allé chercher une rallonge au magasin et, en passant devant la maison, j’ai vu de la lumière.
— De la lumière !
Exclamation regrettable. Le ton, où perçait un rien d’étonnement — un rien de trop, — démentait tout le reste.
— Eh bien ! dit Papa, puisque tu étais là.
Cousu de fil blanc ! J’avais envie de crier : « Attention ! » Mais Maman s’enferra :
— C’est juste, dit-elle, j’ai rallumé un instant pour aller aux water.
Presque aussitôt je la vis changer de couleur en me regardant : « As-tu allumé ? » me demandaient ses yeux. Faute de savoir que moi, non plus, je n’étais pas là, elle s’engageait dans un dédale de suppositions. Sauf fantaisie de ma part, qui, en effet, aurait pu allumer ? Si Papa était vraiment passé devant la maison, il n’y avait pas, il ne pouvait pas y avoir de la lumière. Donc, il inventait. Avec son air de lui tendre la perche, l’astucieux ! Il inventait un détail inexact pour qu’elle le confirmât, étourdiment, et par là même avouât qu’elle mentait. Mais je pouvais aussi avoir allumé. Autre problème ! Si j’avais allumé, sans raison apparente, je pouvais aussi bien m’être plus tard embusquée dans la cuisine. Quelle confusion ! Quel climat ! Mensonge pour mensonge… Maman me regardait toujours, elle sourit, comme si elle m’était reconnaissante de mon silence — ou de mon sommeil. Moi, je me sentais honteuse et coupable de je ne sais quel péché par omission, j’affectai de tirer un bout de langue, de sautiller sur un talon : me réfugier dans la petite fille que je n’étais plus, que je n’aimais pas être, c’était encore à ma portée. Et Maman, qui s’était tassée, qui donnait l’impression d’être dominée, serrée de près — pourtant Papa n’avait même pas tiqué, — se redressa peu à peu, se mit à fouiller dans son sac pour y prendre sa clef. Je pus enfin lever les yeux, chercher ceux de mon père. Comme j’en étais sûre, ils ne posaient pas de questions, ils ne me demandaient pas de témoigner contre elle.
À quatre heures et demie, Papa sortit de la maison et apparut dans la cour où, profitant d’un bon vent d’équinoxe, nous étions en train d’étendre des draps. Il avait fait peau neuve : pantalon rayé, veste grise, cravate grise, feutre gris posé sur son passe-montagne noir (ou plutôt sur un passe-montagne identique, car il en avait tout un jeu)… C’était son habituelle tenue de tournée. Mais la sacoche aux quittances manquait.
— Ça continue ! fit Maman.
— Oui, ça continue ! Lucien est déjà parti, cria Julienne qui, de l’autre côté du grillage, sur une lessive identique, disposait des épingles à linge de plastique multicolore.
Papa ne daigna pas entendre. Il se baissa, posa soigneusement une pince au bas de la jambe droite de son pantalon, puis au bas de la jambe gauche et, levant disgracieusement la cuisse, enfourcha son vélo. La lèvre et le front bas, ma mère le suivit des yeux jusqu’au tournant, visiblement écœurée par son allure de petit encaisseur empalé sur sa selle et maniant à bout de bras les poignées d’un guidon haut relevé. « Pas de danger qu’une auto me l’écrase, celui-là ! » marmonna-t-elle, tandis que son mari abordait le virage sur un sage coup de frein et un sage coup de sonnette. Je ne dis rien, mais, pour la punir, au lieu de rester à la maison et de l’aider, je sautai sur mon vélo, moi aussi, et rejoignis Papa.
*
Sous la présidence de la Panhard, une dizaine d’autos stationnaient devant la mairie, tandis qu’un piquet de gendarmes pilonnait les détritus laissés par les marchands de légumes et qui n’avaient pas été balayés (Ruaux, à qui ce soin incombait, se remboursant encore de sa nuit). Pour la même raison, les tables et les tréteaux mis à la disposition des fermières n’avaient pas été enlevés : elles subissaient l’assaut des gosses, qui jouaient au feu sous la conduite d’Hippolyte Gaudian, et le poids des curieux qui surveillaient les allées et venues, tirant de leurs cigarettes d’interminables bouffées et de leur cervelle d’interminables commentaires.
— Colu et, bien entendu, sa fille ! fit l’un d’eux.
La remarque n’était pas pour nous déplaire. Nos vélos, l’un dans l’autre emmêlés, furent confiés à un tilleul, et, me tenant par le gras du bras, Papa s’engouffra dans le colonnoir, espèce de hall couvert sur lequel était bâtie la mairie et qui servait de salle des ventes, de dancing, de théâtre, de forum, voire d’entrepôt, selon les nécessités du moment. Une assemblée confuse y tenait séance, enfumait les piliers. Émergeant d’un brouillard bleuâtre, un photographe se précipita, flanqué d’un griffonneur que Le Petit Courrier avait déjà envoyé à Saint-Leup lors de l’incendie de la ferme Daruelle.
— Monsieur Tête-de-Drap ?… Une minute, s’il vous plaît.
— Je m’appelle Colu, dit Papa sans s’arrêter.
Les éclairs de magnésium nous poursuivirent. Le journaliste essaya de manœuvrer, tourna autour d’un pilier, se retrouva devant nous, le Bic à fleur de carnet.
— Le grand héros de l’affaire me dira bien…
— Vous dire qui, vous dire quoi ? bougonna le héros. On a eu le feu, on n’a pas pu l’éteindre, on n’est pas trop fier… Voilà. Pour le reste, je n’en sais pas plus que vous.
Le journaliste allait insister, quand il aperçut quatre paires de vieilles moustaches craonnaises — drues, tombantes et couleur queue de vache — appartenant à quatre hommes largement culottés de velours. C’étaient les quatre sinistrés, ceux de la veille et ceux des trois derniers mois : Oudare, Binet, Daruelle et Petitpas. Ils venaient sans doute d’être entendus et descendaient l’escalier à la queue leu leu, rudes, muets, l’indignation aux pommettes, leurs fortes mains râpant la rampe de tous leurs cals. Le journaliste fit un bond vers son photographe en criant :
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