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Je n’aurai pas le temps de rafistoler un talon. L’un des volets à cœur se rabat brusquement.
— Ambroise ! Ambroise ! Viens voir l’église, crie M me Caré.
Le second volet se rabat. Caré s’accoude à la barre d’appui, et la silhouette de sa femme, éclairée comme la sienne par une ampoule nue qui pend au bout d’un fil, oscille derrière son dos. Pas facile de distinguer ce qui se passe au fond de la place : les feuilles des tilleuls sont tombées, mais leurs gros moignons hérissés de petites branches forment une sorte d’écran. Ruaux s’est levé et se penche sur mon épaule.
— C’est peut-être le curé, murmure-t-il.
Mais l’étonnante luminosité des vitraux s’amplifie : même quand l’église est éclairée au maximum, pour la messe de minuit par exemple, ils n’ont pas un tel éclat. Seul le soleil est capable de les faire rutiler ainsi : du dehors et non du dedans. Les saints se détachent comme des apparitions. Saint Joseph, en vert intense, hume ses lys ; saint Louis, vêtu de bleu, est assis sous son chêne ; saint Leu, traînant son manteau violet, tient sa crosse à deux mains comme s’il la disputait encore à Clotaire II. Et des taches de couleur, toutes semblables à celles que les rayons vont d’ordinaire plaquer sur les dalles du transept, jouent dans les arcs-boutants et sur les murs voisins. Ruaux ouvre la fenêtre, et Caré lui lance :
— Qu’est-ce que tu attends ? Tu ne vois pas que ça brûle ?
Ruaux hésite encore : le silence est absolu, on n’entend pas le moindre craquement ; il n’y a ni flamme, ni fumée, l’air sent l’air, très pur, très froid, sans la moindre trace de brûlé ni même de roussi. Il hésite jusqu’à ce que l’église devienne comme une lampe, qui sort de l’ombre toutes les façades de la place, les badigeonne de toutes les nuances de l’arc-en-ciel. Mais c’est M me Caré qui, la première, ouvre un four pavé de fausses dents pour hurler :
— Au feu ! Au feu !
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Les persiennes du coiffeur claquent aussitôt. Puis d’autres. Dix, vingt, trente visages apparaissent au-dessus des barres d’appui, tout autour de la place, tandis que s’entrecroisent les exclamations rogues des hommes et les exclamations gémissantes des femmes, pour la plupart en chemises de nuit de pilou blanc (à qui l’espèce de lanterne magique qui fonctionne à plein au fond de la place prête des nuances chatoyantes). On se dirait dans un théâtre dont les balcons seuls seraient pleins. Ruaux a sauté sur son clairon — l’habitude ! — puis s’est jeté dans l’escalier pour aller manier l’interrupteur de la sirène. Je grelotte à la fenêtre, mais comment détacher les yeux du spectacle, de plus en plus réussi, de plus en plus étonnant ? L’église, d’un seul coup, s’est embrasée. De grandes ondulations pourpres, qui, cette fois, ont leur source à l’extérieur — ce qui semble absurde, car l’extérieur, c’est le cimetière, — lèchent les murs, les arcs-boutants, les piliers du clocher. Toutes les maisons sont rouges, les toits d’ardoise violet sombre, la vasque de la fontaine communale transformée en flaque de sang, et pourtant cette lueur intense, qui ne fait pas torche, qui se répand plutôt comme une teinture, ne s’accompagne toujours d’aucun bruit, d’aucune odeur, d’aucune chaleur appréciable. Un peu de fumée s’est enfin répandue sur le cimetière, mais elle ne monte guère, elle n’a aucune violence, sauf dans la couleur, qui est d’un pourpre impressionnant, vraiment sinistre et qui arrache des cris aux sœurs Hacherol pressées l’une contre l’autre à la lucarne de leur grenier. D’ailleurs, très vite, l’inquiétude tourne à l’affolement. De tous côtés retentissent des appels au secours, des plaintes, des imprécations. De stridents coups de sifflets à roulette, sans doute lancés par les vigiles, jaillissent du fond de la grand’rue, sans discontinuer. Et voici la sirène qui débute solennellement, s’énerve, grimpe du grave à l’aigu, bascule sur la pointe d’une note insoutenable et, « degueulando », crispant les nerfs, redescend au plus creux pour repartir sur son élan, pour atteindre de nouveau ces notes haut perchées, pires que tous les cris. À travers cette voix de catastrophe, se faufilent de maigres titati. Pauvre Ruaux ! Il n’a pu se résigner à se contenter d’enclencher la sirène. Démuni comme un sonneur devant un carillon électrique, il crache dans sa trompette, à titre de complément. Après les fenêtres, les portes commencent à claquer. Dans toutes les rues adjacentes retentissent de lourds galops ferrés lancés à toute allure sur les pavés. Voici deux, trois gendarmes qui débouchent de la grand’rue : cette fois, ils ne ratent pas l’incendie, ils arrivent les premiers. Il me semble bien… Mais oui, c’est M. Heaume qui les accompagne. Derrière lui, presque aussitôt, surgit Papa, le sifflet aux dents. Puis le curé, emmitouflé dans sa pèlerine, et le docteur Clobe, un manteau jeté sur son pyjama. Descendons, descendons… Mais que se passe-t-il ? On s’exclame dehors, on rit… Je reviens à la fenêtre et demeure interloquée : en une demi-minute, le spectacle a complètement changé. Comme sur un coup de baguette, cet incendie saugrenu a changé de couleur : l’église, les façades, la place, tout est vert. D’un beau vert-moutarde qui rend les visages livides et répand sur le cimetière un nuage d’ypérite. Sur la place, il y a bien maintenant cinquante personnes tassées autour du brigadier et de M. Heaume, dont les voix sont faciles à identifier. Le premier crie à la cantonade :
— Ne vous inquiétez pas : ce sont des feux de Bengale !
Et l’autre :
— Hou ! Il nous a fait peur.
Les Caré ont refermé leurs volets sans prendre le temps de rire. Il y a de la lumière dans la salle. Réflexe professionnel : ouvrir avant Belandoux ! De commentaire en chopine, tout ce monde pourrait bien avoir envie de « sucer une fillette » avant de se recoucher. Au galop, Céline ! Tu sais encore descendre un escalier sur la rampe.
*
La lueur verte agonise, la lueur verte s’éteint. Le clocher, les toits, les façades ont sombré de nouveau dans la nuit, mais les gens alertés par le sifflet, la sirène et le clairon continuent d’affluer. Ça grouille sur la place, ça ricane dans tous les coins. On se dirait à la sortie d’un cinéma qui donne un film drôle. Ce que la méprise de la nuit précédente a commencé, cette mystification l’achève. Pour la première fois depuis plusieurs semaines se donne libre cours une lourde bonne humeur riche d’« Eh ben ! alors », d’interjections grasses, de « plaisanteries de sabot », jetées d’une voix farce. Caré est sur son seuil, à trois pas de moi. Encore ébloui par la lueur du faux incendie, il ne me voit pas. Moi non plus, du reste, je ne reconnais personne dans l’ombre. La place et le ciel sont tous deux d’un beau noir, piqueté de points lumineux, à la différence près qu’en haut les étoiles sont fixes, tandis qu’en bas les feux de cigarettes bougent, se déplacent, se croisent. Ruaux, en arrêtant la sirène, aurait pu rallumer. Mais il doit être en train de lâcher son coup de gueule dans cette confusion. Enfin le tube au néon de La Couleuvre, qui, par l’entrebâillement de la porte, expédie sur le trottoir un pan de lumière crue, éclaire une douzaine de pieds, puis de genoux. Un lot de voix se rapproche :
— L’église, tout de même ! On ne respecte plus rien.
— Qui ? Et s’il n’y avait pas de qui ? Dans un incendie, il n’y a pas forcément un incendiaire.
— Mais, dans une plaisanterie, il y a forcément un farceur.
— Moi, je vais vous dire : on nous a offert ce divertissement pour nous dérouter, pour nous rassurer. À la première occasion…
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