Maria a longtemps hésité. Si elle était dans cet état, elle entendrait l’assumer. Un combattant comme Manuel (ou alors elle s’est fait beaucoup d’illusions à son sujet) ne doit avoir aucune estime pour l’aveuglement des grands malades si souvent entretenu par la lâcheté de leur entourage. Mais il a peut-être décidé de se taire, pour dissimuler la tension, pour ménager une Maria désarmée, incapable de prévenir quiconque, obligée d’attendre toute la journée — six cents minutes — l’arrivée des Legarneau. Et s’il avait raison ? La seule remarque qu’il se soit accordée — Eh bien, chérie ! Comme crise de foie, elle est carabinée —, ce n’était pas un ballon d’essai. À supposer que ce fût un propos fait pour donner le change, il l’a lâché d’un ton assez naturel pour ébranler une autre conviction. Après tout seul un médecin peut trancher la question.
Maria se recroqueville. Elle n’a pas le droit de s’en conter, de croire au miracle — ni d’ailleurs à la fatalité. Sa grâce à elle, c’est de pouvoir maîtriser, mépriser l’émotion qui lui pique les yeux devant ce grand corps qui lui faisait, voilà peu, violemment l’amour et dont le ventre est devenu si fragile qu’il ne supporte même plus le poids des couvertures. Pour faire face, elle ne peut se permettre que des sentiments forts, qu’il faut eux-mêmes contenir. Ils sont ce qu’ils sont, ils l’aident. Qui la blâmerait de cette fureur possessive de paysan qu’on arrache à son champ, d’assiégé dont on force la ville ? La haine l’accompagne, bizarrement aiguillée par le souvenir d’une récente émission écologique réclamant des mesures de protection en faveur des vigognes. Oui, en faveur des vigognes, et c’était, ô dérision ! un colonel qui demandait grâce pour elles : un pourchasseur de militants, espèce humaine sans intérêt pour lui bien qu’en voie d’extinction dans ce pays.
Mais voici que Manuel se contracte et recommence à rendre. Ces vomissements verts, suivis de longs hoquets, ce sont d’autres symptômes. Mais ce sont aussi pour Manuel, dont s’altèrent les traits, des humiliations répétées. Maria lui essuie la bouche, va vider la cuvette, revient sur des chaussons muets. Ne sait-il donc pas qu’une Marthe s’honore de soins rebutants ? Ne sait-il donc pas qu’elle est à la fois Marthe et Marie : celle qui a choisi les deux parts ? C’est elle qui se sent coupable et qui souffle :
— Mon Dieu ! Dire que je n’ai rien à te donner !
— Mon médicament, c’est toi ! murmure Manuel, exténué et dont la tête s’enfonce dans l’oreiller.
Quelque part dans la maison s’activent les talons de Selma. Olivier téléphone derrière la cloison. Vic demande où est Maria, pourquoi elle ne s’occupe pas de lui. Si proche d’eux, qui de toute façon iront bientôt loin d’elle vivre leur quotidien, elle n’a jusqu’ici petitement souhaité que d’en connaître un semblable. Mais est-ce là son lot ? Et surtout est-ce celui de Manuel ? Il disait quand il glosait : cette société a perdu le pouvoir de se donner un sens. À défaut de cette autre dont il rêvait, à défaut de Dieu qui seul excuserait celle-ci, l’amour pour lui serait-il suffisant ?
C’est un cri silencieux sur une note aiguë qui vibre en elle et se prolonge dans ces régions trop hautes où l’air nous devient rare, où s’emmêlent la prière et la malédiction. Déjà elle en retombe, Maria, navrée de modestie, pour observer cette veine bleue qui bat au cou de Manuel. Il suffit ! Elle est là, elle est prête. Quoi qu’il advienne, elle demeure avec lui.
Implorant ses amis que — surcroît de malchance — a presque tous dispersés le week-end, Olivier en est déjà à sa troisième navette : c’est voyant, c’est imprudent et il n’a jusqu’ici pu ramener que de vagues calmants tirés du fond d’armoirettes laquées et dont la date d’utilisation est peut-être dépassée… Un médecin ! C’est ce que réclame sans cesse Maria, la bouche tordue, quand elle quitte un instant Manuel pour avoir derrière la porte un bref conciliabule.
Mais qui ? Où le trouver ? Refusant frénétiquement le fonctionnariat, les médecins ont été les plus farouches adversaires du gouvernement déchu ; ils ont osé faire la grève des soins et, depuis le putsch, leur Conseil de l’Ordre n’a pas seulement retiré le droit d’exercer à ceux de ses membres qu’il juge « douteux » ; il a livré bon nombre d’entre eux à la police. Revenue aux pratiques du Moyen Âge où il était interdit de soigner les blessés ennemis et se ménageant des espions, la Junte oblige tous les praticiens — généralistes comme gynécologues ou psychiatres — à fournir chaque soir la liste des malades qu’ils ont visités. S’en trouverait-il un qui prit le risque d’être discret, le pharmacien ne le serait pas ; et encore moins le chirurgien, les hôpitaux — dont finalement relève le cas de Manuel — étant devenus des souricières. Maria, hélas ! a vu juste, et si elle-même ne renonce pas vraiment à tout espoir, si le drame qu’elle vit depuis quatre semaines et qui a connu tant de retournements l’y autorise en partie, la situation est encore plus sévère que ses propos.
Il faudrait que Manuel fût sur pied dans vingt-quatre heures pour se rendre au marché couvert ! Or, même opéré, il en aurait au moins pour quinze jours à se remettre et, dans cinq, ses hôtes devront quitter le pays après avoir remis les clefs au propriétaire soucieux de relouer la maison et qui a déjà téléphoné deux fois pour réclamer l’application du droit de visite. Enfin, trouverait-on pour Manuel un havre provisoire, le bénéfice de la filière serait de toute façon perdu, les passeurs étant trop méfiants pour se prêter à un second rendez-vous quelles que soient les raisons alléguées pour n’avoir pas honoré le premier.
Circonstance aggravante : Olivier maintenant est seul. Selma n’a pas résisté à la brutalité de ce coup du sort succédant à l’euphorie de la réussite. Elle est d’abord tombée, sanglotante, dans les bras de Maria qui répétait sourdement :
— Prenez l’avion tous les trois, vite ! N’attendez pas qu’il soit trop tard et que le propriétaire découvre Manuel. Un quart d’heure après, Prelato serait là.
Alors, tandis que Maria s’enfermait dans la chambre avec son malade pour éviter que Vic — perplexe, ne comprenant rien à ces yeux gonflés, à ces parlotes effarées — ne vienne l’y surprendre, Selma s’est mise à bourrer hâtivement des valises. Elle a bien été obligée de mettre la table, de coucher son gamin, de passer encore une nuit dans la villa puisque le couvre-feu était tombé. Elle a même servi d’infirmière, rempli une vessie de glace en pillant celle du frigo et obligé Maria — sans cesse relevée — à s’allonger sur le divan de secours du bureau. Durant plusieurs heures elle a veillé Manuel qui insistait, lui aussi, pour qu’elle parte, d’une façon légèrement délirante :
— La neige de vos hivers, Selma, j’en rêve ! Et vous ne vous figurez pas combien j’aimerais vous savoir vous-même au bord du lac Dalbo qui, en cette saison, doit être encore gelé… Je ne vous mets pas à la porte, remarquez, vous êtes chez vous, ce serait plutôt à moi de filer. Malheureusement, vous voyez, j’en suis très empêché.
Quand Selma l’a embrassé vers deux heures pour aller se coucher, il a peut-être compris, mais n’en a rien laissé paraître ; et Selma elle-même n’a soufflé mot de ses intentions à quiconque. Mais relevée comme d’habitude pour préparer Vic, elle ne s’est pas occupée de son cartable. Abandonnant la plupart de ses affaires, elle a chargé trois valises dans le coffre de la voiture en profitant de ce que son mari s’attardait au chevet de Manuel et jouait les optimistes, transformant de la salive en placebo, assurant que les antibiotiques désormais peuvent enrayer une crise et qu’il s’arrangerait bien pour s’en procurer. À vrai dire le silence de Selma laissait présager sa décision ; la situation devenait trop éprouvante pour une femme enceinte et ne pouvait plus être dissimulée à Vic. Mais c’est seulement au bout de la rue que Selma a déclaré, très ferme :
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