Quand Maria est sortie — vers neuf heures, parce qu’à la réflexion elle avait préféré attendre que les gens de l’immeuble fussent partis au travail —, elle l’a trouvée, vêtue de noir et discutant avec M me Gallo, très vieille voisine assurant d’ordinaire la chronique du quartier. Impossible de les éviter. Maria s’est dirigée, souriante, vers les deux femmes qui la regardaient avec des yeux exorbités, qui sont d’abord restées béantes comme devant un fantôme, puis ont crié ensemble :
— Maria ! Tu n’es pas morte ?
Mais quelle différence dans le ton et, plus encore, dans l’expression des visages ! Celui de l’octogénaire à langue trop longue, mais qui si souvent avait accueilli, consolé la petite fille, puis l’adolescente houspillée par M me Pacheco, remerciait le ciel pour le miracle et rayonnait de compassion. Celui de Lila, décemment chagrinée, s’efforçait en vain de cacher une soupçonneuse déception.
— Mais où étais-tu ? disait la vieille dame. Sais-tu que demain les autorités devaient faire ouvrir l’appartement. J’en parlais justement avec ta cousine qui me demandait d’en être témoin… C’est incroyable ! Je sais bien, c’est affreux à dire, qu’il y a eu des centaines de victimes, qu’on les a ramassées en hâte sans les identifier, qu’on ne sait même pas où elles sont enterrées…
La cousine s’était mise à pleurer. Qu’elle pleurât sincèrement ses parents, nul doute. Mais elle ne cessait d’observer Maria, d’un œil aigu, à travers ses larmes. Une parente vous recherche avait dit la concierge. C’était vrai et il n’était pas difficile de comprendre pourquoi. Seule survivante, seule héritière ! La radio avait fait mention de « cette horrible méprise, exemple d’imprudence fatale, avertissement pour tous ceux qui négligent les consignes », mais elle n’y avait pas mêlé le nom de Manuel, par ailleurs farouchement recherché. Lila, elle-même, très marginale, ne devait pas avoir entendu parler de lui, pas plus que M me Gallo, tenue à l’écart de toute confidence. Par précaution il fallait se résigner à mentir :
— Je sors de l’hôpital, a dit Maria. Je ne crois pas qu’il y ait eu d’autres blessés.
Paupières mouillées, voix funèbre : elle n’avait pas, hélas ! à se forcer. Pour éviter de nouvelles questions et, surtout, un lamento auquel pouvaient s’agréger quelques ménagères descendant faire leurs courses, elle a pris soin d’embrasser les deux femmes et s’est dégagée en murmurant :
— Excusez-moi, je reviendrai demain. Aujourd’hui j’ai de tristes démarches à faire…
*
Les mêmes que Lila, ont dû penser ces dames, et c’est ce qu’il faut. Des biens qu’elle abandonne, Maria n’est pas assez détachée pour admettre la rapacité de sa cousine. Elle n’est pas fâchée de laisser derrière elle un maquis d’inextricable légalité. M me Gallo témoignera de sa survie. L’appartement continuera à pourrir durant des mois. On finira par trouver louche l’attitude d’une fille disparue, réapparue, puis définitivement escamotée. La chicane s’emparera de l’affaire, interminablement plaidée.
Maria s’excite là-dessus et Manuel lui découvre un travers, un reste de hargne possessive qui le surprend, mais dans un sens le rassure. N’a-t-elle pas cependant tout sacrifié pour lui ?
— Après les tueurs, les charognards : c’est dans l’ordre, dit-il négligemment. Il doit y avoir dans le pays, ces temps-ci, des milliers de coquins à l’affût d’aubaines abominables. Je t’en prie, parlons d’autre chose.
Il sourit. Elle sourit. C’est la même Maria qui l’a rattrapé par la manche, l’autre soir, qui l’a ramené, qui a fermé la grille et mis la clef dans sa poche en disant : Tu te préfères mort pourvu que je sois vivante. C’est généreux, Manuel, mais ce n’est pas le genre de générosité que je te demande. Moi, franchement, je ne mourrais pas volontiers si, à cette condition, tu devais me survivre. Deux moins un, en amour, c’est égal à zéro. Or c’est la même Maria qui, le lendemain, s’est exposée pour lui. Manuel saute sur ses pieds et claironne :
— Ce n’est pas tout ça, mais je n’ai rien mangé depuis hier soir. Je casserais bien la croûte.
Il fait la grimace, s’immobilise un instant et porte la main à son ventre.
— Qu’as-tu ? dit Maria.
— Rien, dit Manuel. C’est mon point de colite. Quand je m’inquiète, il prospère.
Maria fronce un peu les sourcils, mais sans plus. Ce n’est pas le moment de faire les douillets, de se tracasser pour de petits maux, d’agacer la Providence. Avec bien moins de raisons d’en être les victimes, leurs parents, leurs amis, Attilio, Fidelia et tant d’autres ont succombé dans la tourmente. Pas eux. Voilà trois semaines, Maria n’aurait pas donné cher de leurs chances et pourtant ils ont échappé à tout. Dans trois ou quatre jours, ils auront passé la frontière. Dans huit, ils seront au Mexique. Ils y souffriront toute la vie de leurs souvenirs. Mais ils s’y installeront, ils y travailleront, ils s’y marieront, ils y auront une fille et un garçon…
Manuel a pris Maria par la main pour la mener à la cuisine. Elle s’assied à côté de lui. Elle coupe du pain, deux tranches de viande froide, avec une joie grave, retenue. Ses yeux brillent, voilés de cils qui battent. N’est-ce pas Manuel lui-même qui disait, voilà peu : On ne se taille pas du paradis dans l’enfer.
Quand Olivier était entré, M. Mercier buvait son chocolat — un chocolat « à sept bouillons » mitonné par lui-même sur un réchaud électrique — et, claquant de la langue, honorait d’une autre tasse un ami australien, plus ou moins journaliste, peut-être même observateur discrètement délégué par la « Maison de verre », mais cachant l’un ou l’autre état sous un titre d’expert UPU chargé par la Weltpoststrasse de Berne de résoudre certains problèmes de coordination. Analysant — entre deux gorgées — les raisons de la fièvre homicide flagrante en ce pays, mais commune à bien d’autres, le patron et son ami se renvoyaient la balle :
— Terrifier pour paralyser, c’est clair ! disait l’Australien.
— Annuler le problème en annulant celui qui l’a posé, disait M. Mercier.
— Sataniser les séides, reprenait l’Australien, les transformer en bourreaux pour leur rendre impossible tout retour en arrière. Mais je me demande si…
— Vous vous demandez comme moi si la fréquence de tels massacres dans le monde ne signifie pas autre chose, s’il ne s’agit pas de suicides partiels… Hein, c’est ça ? Le vainqueur croit dévouer le vaincu aux dieux infernaux ; il ignore que Malthus peut inspirer Moloch.
Jetant un froid, Olivier s’était permis d’intervenir :
— Si elle se vérifie, cette charmante hypothèse nous promet de beaux jours.
L’Australien s’en était allé presque aussitôt, laissant le patron jeter la question rituelle :
— Que me voulez-vous, Olivier ?
Il l’ignorait si peu que, s’enfonçant un doigt dans chaque oreille, il enchaîna :
— À propos du sénateur, n’est-ce pas, je ne sais rien, je ne veux rien savoir… Où en êtes-vous ?
Et il se pencha pour mieux écouter Olivier, en assaisonnant son petit rapport de Bon ! Bon ! satisfaits. Il y avait de quoi. En vingt-quatre heures Selma, moins voyante, plus libre de ses mouvements, et un de ses amis — dont le nom ne serait pas prononcé — avaient réglé l’affaire. Immédiatement négociables, les bons de feu le professeur Pacheco assuraient à Maria non seulement la somme demandée, mais un viatique suffisant pour gagner le Mexique et y souffler quelque temps. Selma garderait les bijoux et les lui ferait parvenir une fois rentrée en France. La filière semblait sérieuse, deux de ses clients ayant enfin donné de leurs nouvelles. « L’ami » demeurait fort discret au sujet des passeurs, ingénieux contrebandiers reconvertis dans le proscrit, mais il laissait entendre que tout leur était bon : depuis le camion-citerne truqué jusqu’à la double cale où l’homme remplaçait avantageusement le fret de cargaisons marronnes. Restait une difficulté : le transport du sénateur jusqu’au lieu de rendez-vous, distant de deux kilomètres.
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