Mais après cela, il fallait changer de ville, parce que ça devenait trop risqué. Pour aller en Italie, Pouce a décidé qu’elles devaient changer leur garde-robe. Dans un grand magasin, elles ont laissé leurs pantalons bleus et leurs T-shirts et elles sont parties avec des ensembles blancs : Pouce avec un bermuda et un pull, et un blouson en nylon, Poussy avec une jupe droite et une veste en laine. Dans le rayon des souvenirs, Poussy a choisi pour elle un serre-tête en perles avec des motifs indiens d’Amérique, et pour son amie une paire de bracelets en matière plastique couleur d’ivoire. Et dans le rayon des chaussures, Pouce et Poussy ont laissé leurs souliers qui commençaient à être un peu fatigués, contre des bottes courtes, style western, en skaï blanc.
Quand elles ont eu changé de costumes, elles sont parties pour l’Italie, sans même aller chercher leur sac à l’hôtel. Comme cela, il n’y avait pas de problème pour payer l’addition, et de toute façon, ce qu’elles avaient dans leur sac ne valait pas la peine de faire un détour. « D’ailleurs », avait dit Pouce, « c’est plus commode pour faire du stop de n’avoir rien dans les mains. » Poussy avait gardé son aumônière avec les cartes d’identité, et un peu d’argent qui leur restait. Pouce, elle, n’avait même pas un tube de rouge à lèvres.
Elles auraient préféré partir en train, mais maintenant, elles n’avaient plus assez d’argent pour prendre un billet. Alors elles sont sorties de la ville, et elles ont fait signe aux voitures qui passaient. Elles n’ont pas attendu très longtemps. C’était un Italien dans une Alfa Romeo blanche, et comme d’habitude, Poussy est montée devant et Pouce derrière. L’homme avait la quarantaine, des joues tachées de barbe, et des yeux d’un bleu très vif. Il parlait mal le français, et les jeunes filles ne parlaient pas du tout l’italien. Mais ils plaisantaient quand même, et chaque fois que l’homme disait un bout de phrase de travers, elles riaient aux éclats, et lui aussi riait bien.
Au moment de passer la frontière, tout le monde est redevenu sérieux, mais il n’y a pas eu de problème. Le douanier italien a regardé les cartes d’identité des jeunes filles, et il a dit quelque chose au conducteur de la voiture, et ils ont éclaté de rire. Puis ils sont repartis à toute vitesse sur la route du bord de mer qui tournait entre les villas et les jardins, qui longeait les caps et les baies, dans la direction d’Alassio.
Ils sont arrivés dans la ville vers la fin de l’après-midi. Il y avait du monde dans les rues, sur les trottoirs, et la chaussée était sillonnée de vespas qui zigzaguaient entre les trolleybus et les voitures en faisant siffler leurs moteurs suraigus. Pouce et Poussy regardaient tout avec des yeux émerveillés. Elles n’avaient jamais vu tant de monde, tant d’agitation, de couleurs, de lumière. L’homme à l’Alfa Roméo s’est garé sur une grande place entourée d’arcades et de palmiers. Il a laissé sa belle voiture neuve n’importe où, sans se soucier des signes des agents de police. Il a montré aux jeunes filles un grand café avec des tables couvertes de nappes blanches et il les a entraînées là, dehors, en plein soleil. L’homme a dit quelque chose au garçon qui est revenu quelques instants après avec deux énormes glaces nappées de crème et de chocolat fondu. Lui, il s’est contenté d’un café très noir dans une minuscule tasse. Les glaces leur ont fait pousser des cris, et elles ont ri si fort que les gens se retournaient sur la place. Mais ils n’avaient pas l’air gêné, ni même curieux ; ils riaient aussi de voir deux jolies filles vêtues de blanc, la peau couleur de cuivre, les cheveux frisés par la mer et le soleil, attablées devant ces deux glaces qui ressemblaient à des mottes de neige.
Elles ont mangé toute leur glace, et après cela, elles ont bu un grand verre d’eau fraîche. L’homme a regardé sa montre et il a dit : « Me vono » plusieurs fois. Il attendait peut-être qu’elles repartent avec lui. Mais Poussy a secoué la tête, et elle lui a montré tout cela, la ville, les maisons à arcades, la place où les autos et les vespas tournaient sans cesse comme les figures d’un manège, et elle n’a rien dit, et il a compris tout de suite. Mais il n’avait pas l’air déçu, ni en colère. Il a payé les glaces et le café au garçon, puis il est revenu, et il les a regardées un instant avec ses yeux bleus qui brillaient dans son visage sombre. Il s’est penché vers elles, l’une après l’autre, en disant « Bacio, bacio ». Poussy et Pouce l’ont embrassé sur la joue, en respirant un instant le parfum un peu piquant de sa peau. Puis il est parti vers son Alfa Romeo, et il a démarré. Elles l’ont regardé tourner autour de la place, se joindre au ballet des autos et des vespas, et disparaître dans la grand-rue.
Il commençait à être un peu tard, mais les deux jeunes filles ne se souciaient pas du tout de l’endroit où elles allaient dormir. Comme elles n’avaient plus de bagage encombrant, juste l’aumônière en skaï bleu marine de Poussy, elles ont commencé à flâner dans la ville, en regardant les gens, les maisons, les rues étroites. Il y avait toujours beaucoup de monde, de plus en plus de monde, parce que pour les Italiens, ça n’était pas la fin de la journée, mais une nouvelle journée qui commençait avec le soir. Les gens sortaient de toutes les maisons, des hommes habillés de complets noirs, avec des chaussures brillantes, des femmes, des enfants ; même les vieux sortaient dans la rue, quelquefois en tirant une chaise de paille pour s’asseoir au bord du trottoir.
Tous, ils parlaient, ils s’interpellaient, d’un bout à l’autre des rues, ou bien ils parlaient avec le klaxon de leurs autos et de leurs vespas. Il y avait des jeunes gens qui marchaient à côté de Pouce et Poussy, un de chaque côté, et ils parlaient aussi, sans arrêt, en leur prenant le bras et en se penchant vers elles ; ils racontaient tellement d’histoires dans leur langue que ça faisait tourner la tête.
Mais ça les faisait rire aussi, c’était comme une ivresse, tous ces gens, dans la rue, ces femmes, ces enfants qui couraient, les premières lumières des magasins, le salon de coiffure d’homme avec un fauteuil d’acier et de cuir rouge où un gros homme allongé, le visage couvert de mousse, se faisait raser en regardant la rue. Les garçons qui marchaient à côté de Pouce et de Poussy se lassaient, s’en allaient, étaient remplacés par deux autres garçons bruns de visage et de cheveux, avec des dents très blanches. Ils essayaient de leur parler en français, en anglais, puis ils recommençaient leur bavardage en italien, en fumant de fausses cigarettes américaines qui sentaient la feuille morte. Pouce et Poussy entraient dans les magasins de mode, ou chez le marchand de chaussures, et elles essayaient des robes et des sandales qui ressemblaient à des cothurnes, sans regarder les deux garçons restés au-dehors qui leur faisaient des signes et des grimaces à travers la vitrine.
« Ils m’énervent », disait Pouce.
« Laisse-les. Ne les regarde pas », disait Poussy.
Mais ça n’était pas facile de faire des affaires avec de tels pitres dans les parages. Les gens s’arrêtaient devant le magasin, cherchaient à voir ce qu’il y avait à l’intérieur en plissant leurs yeux. Même il y a eu un policier tout à coup, et Poussy et Pouce ont senti leur cœur battre plus vite, mais il était là comme les autres, par curiosité. Puis il s’est senti vexé d’être surpris à baguenauder, alors il est entré dans le magasin et il a dit quelque chose, et la vendeuse qui parlait français a traduit :
« Il vous demande si les garçons vous ennuient. »
« Oui, non », ont dit Pouce et Poussy. Elles étaient un peu gênées.
Читать дальше