Les deux amies ont mangé et bu, et le champagne leur a fait tourner la tête ; puis leur a donné tout d’un coup mal à la tête. Alors elles ont éteint la lumière et elles se sont couchées tout habillées sur le grand lit frais. Elles se sont endormies tout de suite.
Le lendemain, et les jours suivants, ça a été comme une fête. D’abord, il y avait le lever du soleil. Des le point du jour, Pouce sortait du lit. Elle allait dans la salle de bains prendre une longue douche très chaude, en savourant l’odeur un peu poivrée de la savonnette jaune toute neuve. Après le bain, il y avait aussi la grande serviette-éponge blanche dans laquelle elle s’enveloppait, en se regardant dans le miroir accroché à la porte. Alors Pouce sortait toute frissonnante d’humidité, et elle ouvrait les rideaux beiges pour regarder le jour se lever. Un instant après, elle entendait le bruit de l’eau dans la salle de bains, et Poussy venait la rejoindre, emmitouflée dans le peignoir en tissu-éponge rose. Ensemble elles regardaient la mer grise, couleur de perle, qui s’éclairait peu à peu, tandis que le beau ciel pur s’allumait à l’est, du côté des caps sombres. Il n’y avait pas de bruit, et l’horizon vide paraissait immense, comme le bord d’une falaise. Quand le soleil était près d’apparaître, il y avait des vols de goélands au-dessus de la mer. Ils passaient en planant dans le vent, à la hauteur de l’étage où se trouvaient les jeunes filles, et même plus haut encore, et ça donnait un drôle de vertige, comme un bonheur.
« C’est beau… », répétait Pouce, et elle se serrait contre le peignoir de bain de Poussy, sans quitter des yeux la mer illuminée.
Plus tard, à tour de rôle, elles téléphonaient au restaurant de l’hôtel, pour qu’on leur apporte à manger sur la petite table roulante. Elles demandaient n’importe quoi, au hasard, sur la carte, en faisant semblant de s’étonner quand on leur disait que, pour le homard à l’américaine, c’était trop tôt, et toujours elles commandaient une bonne bouteille de champagne. Elles aimaient bien tremper leur lèvre supérieure dans la coupe légère, et sentir le pétillement des bulles qui piquait l’intérieur de leur bouche et leurs narines. Le jeune garçon revenait souvent, maintenant, c’était lui qui apportait la nourriture et le champagne, et les journaux du matin, pliés cérémonieusement sur le plateau de la petite table roulante. Peut-être qu’il aimait bien les pourboires généreux que lui donnaient les jeunes filles, ou alors peut-être qu’il aimait bien les voir, parce qu’elles n’étaient pas comme les autres clients de l’hôtel, elles riaient et elles avaient l’air de s’amuser tout le temps.
Même, c’est lui qui leur avait montré comment on règle le mélangeur de la douche, et comment on fait marcher le store électrique, en appuyant sur le bouton pour faire tourner les lattes de plastique. Il avait des cheveux bruns bouclés et des yeux verts, et il s’appelait Éric. Mais elles ne lui avaient pas dit leur nom, parce qu’elles se méfiaient de lui tout de même un peu.
Les premiers jours, elles n’avaient pas fait grand-chose. Dans la journée, elles étaient allées se promener dans les rues, pour regarder les vitrines des magasins, puis au bord de la mer, au port, pour regarder les bateaux.
« Ça serait bien de partir », disait Pouce.
« Tu voudrais aller sur un bateau ? » demandait Poussy.
« Oui, pour aller loin, loin… En Grèce, ou en Turquie, ou en Égypte, même. »
Alors elles avaient marché sur les quais, et le long des pannes, pour choisir le bateau sur lequel elles auraient voulu s’en aller. Mais c’était encore l’hiver, le vent froid soufflait en faisant claquer les agrès et gémir les amarres. Il n’y avait personne sur les bateaux.
Finalement, elles en ont trouvé un qui leur plaisait bien. C’était une grosse barque bleue, avec un mât en bois et un habitacle à peine grand comme une niche. Il s’appelait « Cat », et ça aussi, ça leur plaisait bien comme nom. Elles sont même montées dessus, Pouce à l’avant, couchée contre la pointe de l’étrave, pour regarder l’eau sombre, et Poussy debout près de l’habitacle, à surveiller si personne ne venait.
Ensuite, il s’était mis à pleuvoir, et elles étaient allées s’abriter sous les portiques des restaurants fermés. Elles avaient regardé les gouttes tomber dans l’eau du port, en parlant et en riant. Il n’y avait vraiment personne, ou presque, de temps en temps une voiture qui roulait lentement le long de la promenade, et qui remontait vers le haut de la ville.
Après, les deux jeunes filles rentraient à l’hôtel, l’une après l’autre, comme toujours, l’une par l’ascenseur, l’autre par l’escalier, et elles commandaient au téléphone des tas de choses à manger, du poisson, des crustacés, des fruits, des gâteaux. Mais elles ne buvaient plus de champagne, parce que ça leur donnait vraiment mal à la tête. Elles demandaient de la limonade, ou des jus de fruits, ou du Coca-Cola.
C’étaient les premiers jours. Après, Pouce en a eu assez de manger dans la chambre d’hôtel, et de se cacher dans la salle de bains chaque fois qu’on frappait à la porte de peur que ce ne soit pas le même garçon. D’ailleurs, elles en avaient assez de l’hôtel, et les gens commençaient à les regarder bizarrement, parce qu’elles ne changeaient jamais de vêtements, peut-être, et puis il y avait des gens qui les avaient vues ensemble et Poussy disait que ça finirait par se savoir.
Par une belle matinée ensoleillée, elles sont parties toutes les deux, l’une après l’autre. Poussy est sortie la première, comme si elle allait se promener dans le jardin après le petit déjeuner, du côté de la piscine. Pouce lui a lancé par la fenêtre le sac de voyage avec leurs affaires, et, quelques minutes plus tard, elle est descendue à son tour pour sortir sur l’avenue ; au bout du pâté de maisons, elle a retrouvé Poussy avec le sac. Elles ont marché en parlant et en riant, et elles ont décidé, comme elles n’avaient presque plus d’argent, de faire du stop.
Pouce voulait aller vers Nice, et Poussy vers l’Italie ; alors elles ont joué à pile ou face, et c’est Poussy qui a gagné. Avant de partir, Pouce a quand même voulu appeler chez elle, pour dire que tout allait bien. Elle a mis une pièce dans l’appareil, et quand maman Janine a décroché à l’autre bout, elle a dit très vite, juste avant que la communication ne soit coupée :
« C’est Christèle. Tout va bien, ne t’inquiète pas, je t’embrasse. »
Poussy a dit que ça ne valait sûrement pas la peine de téléphoner si peu de temps, et que d’ailleurs, maman Janine penserait peut-être qu’elles avaient été kidnappées, et qu’on l’avait obligée à parler très vite.
« Tu crois ? » a dit Pouce. Ça a eu l’air de l’inquiéter un instant, et puis elle n’y a plus pensé. Plus tard, Poussy a dit : « On va lui envoyer une carte postale de Monte-Carlo. Quand elle arrivera, on sera en Italie, on ne risquera plus rien. »
Dans un bureau de tabac, elles ont choisi une carte postale qui représentait le Rocher, le Palais du Prince ou quelque chose de ce genre, et, en empruntant un crayon à bille, elles ont écrit toutes les deux : « À bientôt, baisers » et elles ont signé : Christèle, Christelle. Elles ont mis l’adresse de maman Janine, et elles ont glissé la carte dans une boîte aux lettres.
Pour le stop, elles se sont installées à un feu rouge, sur la promenade du bord de mer. Il faisait très beau, et elles n’ont pas attendu longtemps. Une Mercedes s’est arrêtée, conduite par un homme d’une cinquantaine d’années, vêtu comme un play-boy, et qui sentait la savonnette. Pouce est montée derrière, et Poussy s’est installée à côté du conducteur.
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