Mais comme la villa Aurore, ils n’étaient plus que des formes vides, des ombres, très pâles et légers, comme s’ils étaient vides à l’intérieur.
Je suis resté là un bon moment, immobile sur la grand-route, à regarder le toit de la vieille maison, les arbres, et le bout de jardin qui subsistait. Alors je voyais au-delà, vers l’image de mon enfance, et j’essayais de faire renaître ce que j’avais aimé autrefois. Cela venait, puis s’en allait, revenait encore, hésitant, trouble, peut-être douloureux, une image de fièvre et d’ivresse, qui brûlait mes yeux et la peau de mon visage, qui faisait trembler mes mains. La lumière du crépuscule vacillait, en haut de la colline, couvrant le ciel, puis se retirant, faisant surgir les nuages de cendres. La ville, tout autour, était immobilisée. Les voitures ne roulaient plus dans leurs ornières, les trains, les camions sur les nœuds des autoroutes. La grand-route derrière moi, franchissait ce qui avait été autrefois le jardin de la villa Aurore, en faisant un long virage, presque suspendue en plein ciel. Mais pas une voiture ne passait sur la route, personne. La dernière lumière du soleil, avant de disparaître, avait fasciné le monde, le tenait en suspens, pour quelques minutes encore. Le cœur battant, le visage brûlant, j’essayais d’arriver le plus vite possible jusqu’au monde que j’avais aimé, de toutes mes forces, j’essayais de le voir apparaître, vite, tout cela que j’avais été, ces creux d’arbres, ces tunnels sous le feuillage sombre, et l’odeur de la terre humide, le chant des criquets, les chemins secrets des chats sauvages, leurs tanières sous les lauriers, le mur blanc, léger comme un nuage, de la villa Aurore, et surtout le temple, lointain, mystérieux comme une montgolfière, avec au front ce mot que je pouvais voir, mais que je ne pouvais pas lire.
Un instant, l’odeur d’un feu de feuilles est venue, et j’ai cru que j’allais pouvoir entrer, que j’allais retrouver le jardin, et avec le jardin le visage de Sophie, la voix des enfants qui jouaient, mon corps enfin, mes jambes et mes bras, ma liberté, ma course.
Mais l’odeur est passée, la lumière du crépuscule s’est ternie, quand le soleil a disparu derrière les nuages accrochés aux collines. Alors tout s’est défait. Même les autos ont recommencé de rouler sur la grand-route, en prenant le virage à toute vitesse, et le bruit de leurs moteurs qui s’éloignaient me faisait mal.
J’ai vu le mur de la villa Aurore, maintenant si proche que j’aurais presque pu le toucher en tendant le bras, s’il n’y avait pas eu le grillage de fil de fer sur le petit mur de la route. J’ai vu chaque détail du mur, le plâtre écaillé, rayé, les taches de moisissure autour des gouttières, les éclats de bitume, les blessures qu’avaient laissées les machines, quand on avait fait la route. Les volets des hautes fenêtres étaient fermés, à présent, mais fermés comme ceux qu’on n’aura plus jamais besoin d’ouvrir, fermés à la manière de paupières serrées d’aveugle. Sur la terre, autour de la maison, parmi le gravier, les mauvaises herbes avaient poussé, et les massifs d’acanthe débordaient de toutes parts, étouffant la vigne vierge et les vieux orangers. Il n’y avait pas un bruit, pas un mouvement dans la maison. Mais ce n’était pas le silence d’autrefois, chargé de magie et de mystère. C’était un mutisme pesant, difficile, qui m’étreignait le cœur et la gorge, et me donnait envie de fuir.
Pourtant, je ne parvenais pas à m’en aller. Je marchais maintenant le long du grillage, cherchant à percevoir le moindre signe de vie dans la maison, le moindre souffle. Un peu plus loin, j’ai vu l’ancien portail peint en vert, celui que j’avais regardé autrefois avec une sorte de crainte, comme s’il avait défendu l’entrée d’un château. Le portail était le même, mais les piliers qui le soutenaient avaient changé. Maintenant ils étaient au bord de la grand-route, deux piliers de ciment déjà gris de suie. Il n’y avait plus le beau chiffre gravé sur sa plaque de marbre. Tout semblait étriqué, triste, réduit par la vieillesse. Il y avait un bouton de sonnette avec un nom écrit au-dessous, sous un couvercle de matière plastique encrassé. J’ai lu le nom :
Marie Doucet
C’était un nom que je ne connaissais pas, parce que personne n’avait jamais parlé de la vieille dame autrement qu’en disant, la dame de la villa Aurore, mais j’ai compris, rien qu’en voyant le nom écrit, sous la sonnette inutile, que c’était elle, celle que j’aimais, celle que j’avais guettée longtemps sans la voir jamais, depuis mes cachettes sous les lauriers.
D’avoir vu son nom, et de l’avoir aimé tout de suite, ce beau nom qui s’accordait si bien avec mes souvenirs, j’ai été assez heureux, et le sentiment d’échec et d’étrangeté que j’avais ressenti en marchant dans mon ancien quartier avait presque disparu.
Un instant, j’ai eu envie d’appuyer sur la sonnette, sans penser, sans raisonner, simplement pour voir apparaître le visage de la dame que j’avais aimée si longtemps. Mais cela ne se pouvait pas. Alors, je suis parti. J’ai redescendu les rues vides, entre les grands immeubles aux fenêtres allumées, aux parkings pleins d’autos. Il n’y avait plus d’oiseaux dans le ciel, et les vieux chats errants n’avaient plus de place pour vivre. Moi aussi, j’étais devenu un étranger.
*
C’est un an plus tard que j’ai pu retourner en haut de la colline. Je n’avais pas cessé d’y penser, et malgré toutes les activités et toutes les futilités de la vie d’étudiant, restait au fond de moi cette inquiétude. Pourquoi ? Je crois que, dans le fond, je n’avais jamais pu m’habituer tout à fait à n’être plus celui que j’avais été, l’enfant qui entrait par la brèche du mur, et qui avait trouvé ses cachettes et ses chemins, là, dans le grand jardin sauvage, au milieu des chats et des cris des insectes. C’était resté au fond de moi, vivant au fond de moi, malgré tout le monde qui m’avait séparé.
Maintenant, je savais que je pouvais aller jusqu’à la villa Aurore, que j’allais appuyer sur le bouton de sonnette, au-dessus du nom de Marie Doucet, et que j’allais enfin pouvoir entrer dans la maison blanche aux volets fermés.
Étrangement, maintenant que j’avais une bonne raison de sonner à la porte de la villa, avec cette fameuse annonce par laquelle M lle Doucet offrait une « chambre à un étudiant (e) qui accepterait de garder la maison et de la protéger » — maintenant plus encore j’appréhendais d’y aller, de forcer cette porte, d’entrer pour la première fois dans ce domaine étranger. Qu’allais-je dire ? Pourrais-je parler normalement à la dame de la villa Aurore, sans que ma voix ne tremble et que mes paroles ne s’emmêlent, sans que mon regard ne révèle tout mon trouble, et surtout, mes souvenirs, la crainte et le désir de mon enfance ? Je marchais lentement le long des rues, vers le sommet de la colline, sans penser, de peur de faire naître trop de doutes. Les yeux fixés sur des choses sans importance, les feuilles mortes dans les caniveaux, les marches du raccourci semées d’aiguilles de pin, les fourmis, les mouches qui sommeillent, les mégots abandonnés.
Quand je suis arrivé en dessous de la villa Aurore, j’ai été encore étonné du changement. Depuis quelques mois, on avait fini de construire de nouveaux immeubles, on avait entrepris quelques chantiers, démoli quelques anciennes villas, éventré des jardins.
Mais c’est surtout la grand-route, qui fait son virage autour de la villa Aurore, qui me donnait une impression encore plus terrible de vide, d’abandon. Les autos glissaient vite sur l’asphalte, en sifflant un peu, puis s’éloignaient, disparaissaient entre les grands immeubles. Le soleil étincelait partout, sur les murs trop neufs des buildings, sur le goudron noir, sur les coques des voitures.
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