Je les connaissais bien, tous, comme si j’avais su leurs noms : le chat blanc borgne, aux oreilles déchirées par les combats, le chat roux, le chat noir aux yeux bleu ciel, le chat blanc et noir aux pattes toujours sales, la chatte grise aux yeux dorés, et tous ses enfants, le chat à la queue coupée, le chat tigré au nez cassé, le chat qui ressemblait à un petit tigre, le chat angora, la chatte blanche avec trois petits blancs comme elle, affamés, tous, apeurés, aux pupilles agrandies, au poil taché ou hérissé, et tous ceux qui s’en allaient vers la mort, les yeux larmoyants, le nez coulant, si maigres qu’on voyait leurs côtes à travers leur fourrure, et les vertèbres de leur dos.
Eux vivaient dans le beau jardin mystérieux, comme s’ils étaient les créatures de la dame de la villa Aurore. D’ailleurs, quelquefois, quand on s’aventurait près des allées, du côté de la maison blanche, on voyait de petits tas de nourriture disposés sur des bouts de papier ciré, ou bien dans de vieilles assiettes émaillées. C’était elle qui leur donnait à manger, et ils étaient les seuls êtres qui pouvaient l’approcher, qui pouvaient lui parler. On disait que c’était de la nourriture empoisonnée qu’elle leur donnait pour mettre fin à leurs souffrances, mais je crois que ce n’était pas vrai, que c’était seulement une légende de plus inventée par ceux qui ne connaissaient pas Aurore, et qui avaient peur d’elle. Alors nous, nous n’osions pas aller trop près des allées ou des murs, comme si nous n’étions pas de la même espèce, comme si nous devions toujours rester des étrangers.
Les oiseaux aussi, je les aimais, parce que c’étaient des merles au vol lourd, qui bondissaient d’arbre en arbre. Ils sifflaient de drôles d’airs moqueurs, perchés sur les hautes branches des lauriers, ou bien dans les couronnes sombres de l’araucaria. Quelquefois je m’amusais à leur répondre, en sifflant, parce qu’il n’y avait que là qu’on pouvait se cacher dans les broussailles et siffler comme un oiseau, sans que personne ne vienne. Il y avait des rouges-gorges aussi, et de temps en temps, vers le soir, quand la nuit tombait sur le jardin, un rossignol mystérieux qui chantait sa musique céleste.
Il y avait aussi quelque chose de curieux dans ce grand jardin abandonné : c’était une sorte de temple circulaire, fait de hautes colonnes sur lesquelles reposait un toit orné de fresques, avec un mot mystérieux écrit sur l’un des côtés, un mot étrange qui disait :
OUPANOΣ
Longtemps je restais là à regarder le mot étrange, sans comprendre, à moitié caché dans les hautes herbes, entre les feuilles de laurier-sauce. C’était un mot qui vous emportait loin en arrière, dans un autre temps, dans un autre monde, comme un nom de pays qui n’existerait pas. Il n’y avait personne dans le temple, sauf quelquefois des merles qui sautillaient sur les marches de marbre blanc, et les herbes folles et les lianes qui envahissaient peu à peu les colonnes, qui s’entortillaient, qui faisaient des taches sombres. À la lumière du crépuscule, il y avait quelque chose d’encore plus mystérieux dans cet endroit, à cause des jeux de l’ombre sur les marches de marbre, et du péristyle du temple où brillaient les lettres magiques. Je croyais en ce temps-là que le temple était vrai, et quelquefois j’y allais avec Sophie, avec Lucas, Michel, les autres enfants du voisinage, sans faire de bruit, en rampant dans l’herbe, pour observer le temple. Mais aucun de nous n’aurait osé s’aventurer sur les marches du temple, de peur de rompre le charme qui régnait sur ce lieu.
Plus tard, mais déjà à ce moment-là je n’allais plus au jardin d’Aurore, plus tard un type m’a dit ce que c’était que le temple, construit par un cinglé qui se croyait revenu au temps des Grecs, et il m’a même expliqué le mot magique, il m’a dit comment ça se prononçait, ouranos, et il m’a dit que ça voulait dire « ciel », en grec. Il avait appris cela en classe et il en était sûrement très fier, mais déjà ça m’était égal, je veux dire, tout était déjà enfermé dans ma mémoire, et on ne pouvait pas le changer.
Les journées étaient longues et belles, en ce temps-là, dans le jardin de la villa Aurore. Il n’y avait rien d’autre d’intéressant dans la ville, ni les rues, ni les collines, ni même la mer, qu’on voyait au loin, entre les arbres et les palmiers. L’hiver, le jardin était sombre et dégouttant de pluie, mais c’était bien quand même, par exemple de s’asseoir, le dos contre le tronc d’un palmier, et d’écouter la pluie faire son tambourinage sur les grandes palmes et sur les feuilles des lauriers. Alors l’air était immobile, glacé, et on n’entendait pas un cri d’oiseau, pas un bruit d’insecte. La nuit venait vite, lourde, chargée de secrets, portant avec elle un goût âcre de fumée, et l’ombre mouillée faisait frissonner la peau, les feuilles des arbres, comme un souffle sur l’étang.
Ou bien le soleil apparaissait, à la veille de l’été, dur et aigu, entre les hautes branches, brûlant les minuscules clairières près des eucalyptus. Lorsque la chaleur était haute, j’allais en rampant comme un chat, jusqu’à la porte, dans les broussailles, d’où je pouvais voir le temple. C’était à ce moment-là que c’était le plus beau : le ciel bleu, sans nuage, et la pierre blanche du temple, si intense que je devais fermer les yeux, ébloui. Alors je regardais le nom magique, et je pouvais m’en aller rien que sur ce nom, comme dans un autre monde, comme si j’entrais dans un monde qui n’existait pas encore. Il n’y aurait rien d’autre que ce ciel nu, et cette pierre blanche, ces hauts fûts de marbre blanc, et le bruit crissant des insectes d’été, comme s’ils étaient le bruit même de la lumière. Je restais assis des heures, à l’entrée de ce monde, sans vouloir y aller vraiment, seulement regardant ces lettres qui disaient le mot magique, et sentant le pouvoir de la lumière et l’odeur. Encore aujourd’hui je la perçois, l’odeur âcre des lauriers, des écorces, des branches cassées qui cuisaient à la chaleur du soleil, l’odeur de la terre rouge. Elle a plus de force que le réel, et la lumière que j’ai amassée à cet instant, dans le jardin, brille encore à l’intérieur de mon corps, plus belle et plus intense que celle du jour. Les choses ne devraient pas changer.
*
Ensuite, il y a comme un grand vide dans ma vie, jusqu’au moment où, par hasard, j’ai retrouvé le jardin de la villa Aurore, son mur, sa porte grillée, et la masse des broussailles, les lauriers-sauces, les vieux palmiers. Pourquoi, un jour, avais-je cessé d’entrer par la brèche du mur, et de me faufiler à travers les ronces en guettant les cris des oiseaux, les formes fuyantes des chats errants ? C’était comme si une longue maladie m’avait séparé de l’enfance, des jeux, des secrets, des chemins, et qu’il n’avait plus été possible de faire la jonction entre les deux morceaux séparés. Celui qui avait disparu en moi, où était-il ? Mais pendant des années, il ne s’était pas rendu compte de la rupture, frappé d’amnésie, rejeté à jamais dans un autre monde.
Il ne voyait plus le jardin, il n’y pensait plus. Le mot magique écrit au fronton du faux temple s’était absolument effacé, avait disparu de sa mémoire. C’était un mot qui ne voulait rien dire, un mot simplement pour ouvrir la porte de l’autre monde à celui qui le regardait, à demi caché dans le mur des branches et des feuilles, immobile dans la lumière comme un lézard. Alors, quand on cessait de le voir, quand on cessait d’y croire, le mot s’effaçait, il perdait son pouvoir, il redevenait semblable à tous les autres mots qu’on voit sans les voir, les mots écrits sur les murs, sur les feuilles des journaux, étincelants au-dessus des vitrines.
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