Jean avait repris l’affaire des robinets. Une fois par mois, il allait à Bordeaux, et rendait visite à sa mère. Personne ne voulait entendre parler d’« elle ». Ils parlaient d’argent, des bénéfices de la manufacture.
Chaque week-end, Jean et Gaby quittaient Paris, à bord de la Dodge. Ils parcouraient les routes de Normandie, roulant à tombeau ouvert. C’était Gaby qui conduisait. Elle portait de petites lunettes de rallywoman, des vestes de cuir. Ils allaient à La Baule, à Guingamp, à Trouville, à Deauville. Ils allaient en Bretagne, à Perros-Guirec, à Beg-Meil.
L’été étincelait sur la mer, entre les pins. Les nuits étaient magnifiques. Gaby écoutait le chant des crapauds, elle s’enivrait de l’odeur du goémon. Souvent, elle sortait de la chambre de la petite maison de pêcheurs qu’ils avaient louée, et elle s’en allait dans la nuit. Jean se réveillait en sursaut, comme s’il avait senti qu’il était seul dans le lit. La fenêtre ouverte laissait passer le vent, le crissement des vagues sur les dunes. Il sentait une sorte de peur monter en lui, comme un enfant perdu, c’est cela que lui disaient ses sœurs autrefois quand il pleurait. Il courait à travers la lande, il appelait : « Gaby ! Gaby !… » Il y avait le bruit des vagues, l’odeur du goémon, et dans les marais, les crapauds qui chantaient. Sur les dunes, à la lumière de la lune, Gaby l’attendait. Elle frissonnait dans le vent de la mer. « Viens… »
Leurs corps s’enlaçaient. Sur le sable froid, la peau douce, tiède, vivante. Il voyait son visage qui brillait, ses yeux clairs, la masse noire de ses cheveux défaits. Ils étaient dans le creux de la dune, le vent sifflait dans les feuilles des chardons. « Attends… Il n’y a personne ? » Elle riait en silence. Elle l’entraînait dans le sable, dans les feuilles piquantes. Sa peau était couleur de lune, ses yeux couleur de mer, sa chevelure aussi belle que la nuit. Il écoutait son souffle devenir rauque. « Je t’aime, je t’aime. » Il répétait les mots, comme s’ils l’entraînaient encore plus profond en elle, effaçant le reste du monde. La mer, les dunes, la nuit, le bruit du vent et les vagues, c’était elle, il n’y avait qu’elle. Elle l’emportait, il glissait en elle comme une barque sur la mer, comme s’il n’y avait pas de fin, pas de mort, que tout devait durer toujours.
Après l’amour, ils restaient étendus dans le sable, légèrement endormis, les yeux entrouverts sur la nuit. Puis Gaby avait froid, elle se rhabillait à la hâte. Elle était assise, le vent secouait sa chevelure. « J’ai faim. » Son visage resplendissait de la lumière de la lune. Sa main était chaude et forte, elle serrait la main de Jean, elle l’entraînait. Ils retournaient dans la chambre de la maison de pêcheurs, ils s’endormaient à l’aube. Dans la chambre, l’air était presque étouffant, il y avait l’odeur de la bruyère.
Il y avait d’autres nuits. Toutes ces nuits sans dormir, l’été. Les routes à la clarté de la lune. Gaby voulait rouler sans phares, pour voir les étoiles. La Dodge filait à toute vitesse dans les chemins creux, le long de la mer, les roues bondissaient sur les mottes, sur les branches.
Entre les mains de Gaby, la Dodge était plus qu’une automobile. C’était un navire qui traversait les mers, qui voguait dans la nuit. À côté d’elle, emmitouflé dans son manteau de cuir, Jean regardait les lumières des villages danser dans le lointain, apparaissant, disparaissant au gré des collines, et il pensait à des ports perdus sur une côte étrangère.
Ils roulaient parfois toute la nuit, et à l’aube, rompus de fatigue, ils s’endormaient dans une chambre d’auberge, au hasard, sans même demander où ils étaient. Ils avaient des aventures. Ils s’enlisaient dans des sables, ou bien ils se perdaient. À l’entrée de la forêt de Brocéliande, ils cassèrent un ressort, et durent attendre qu’un forgeron fabrique les nouvelles lames. À Fougères, à la fin de l’été, un orage terrifiant s’abattit sur eux, le ciel nocturne griffé d’éclairs, des grêlons gros comme des pierres faisant un bruit d’enfer. La capote creva, laissant passer un flot glacé que Jean réussit à dévier grâce à son manteau de cuir roulé en gouttière. Un grêlon brisa un phare. L’eau torrentielle entoura la Dodge comme un vrai bateau. Gaby et Jean passèrent toute la nuit, serrés l’un contre l’autre, immobiles au milieu de la tourmente. Rien ne sembla plus terrible et plus beau à Jean, que cette nuit glacée et éblouissante d’éclairs, et la douce haleine de sa femme qui s’était endormie, le visage caché dans le creux de son épaule.
C’est elle que je veux voir, encore. Gaby, sur le pont du Britannia, appuyée à la lisse, regardant le sillage qui s’écarte sur la mer sans fin. Elle emportait avec elle l’étincelle sur le bord des feuilles des cannes, le crépuscule qui commence à l’est, au-dessus de la Mare aux Vacoas, les tempêtes dans la baie de Rivière Noire. Même après ces années passées loin de l’île, elle gardait cette lumière en elle, quelque chose de brillant, de dansant dans son regard, sur sa peau, dans sa chevelure. C’était peut-être le ciel de fièvres, à la saison des pluies, quand les nuages sont pareils à des fumées d’incendie. C’était son souvenir le plus ancien, lorsque l’ouragan les avait surpris, dans la cabane de bois de Rivière Noire, et que les rouleaux arrivaient en grondant sur la plage, comme s’ils cherchaient à dévorer la terre. Il y avait son père, elle entendait sa voix qui criait : « Pour l’amour du ciel ! Éloignez-vous de la porte ! » Elle s’était blottie contre une femme, elle ne se souvenait même pas de son nom. Elle entendait cette voix de femme qui récitait des prières, elle n’avait jamais oublié ces mots en latin.
Il y avait tout cela en elle, alors : la légèreté de la lumière, et la peur qui se cache derrière les choses, la peur qui voile le regard. Quelquefois, Jean la scrutait : « Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce que tu ressens ? » Il voulait comprendre. Il voulait savoir ce qu’était cette nue, quand l’iris devenait tout à coup sombre et terne. « Je ne sais pas. Laisse-moi, ça va passer. » La voix de Gaby effrayait Jean davantage. « Mais qu’est-ce que tu as ? Tes mains sont froides. Tes lèvres sont toutes blanches. »
Elle frissonnait. Elle se mettait au lit, sous les couvertures, elle demandait à Jean de fermer les persiennes et de tirer les rideaux. Dehors, l’été passait vite. Les nuages légers glissaient dans le ciel de Beg-Meil.
Jean ramena Gaby à Bordeaux, pour pouvoir s’occuper de la manufacture. Gaby s’étiolait. Le médecin de la famille Prat, un vieil homme nommé Lajariette, diagnostiqua la malaria, mais la quinine n’apporta pas d’amélioration. Les crises duraient parfois des semaines. Gaby restait prostrée sur son lit, son regard vide tourné vers la fenêtre, comme si elle guettait le passage des nuages, ou le vol des oiseaux.
Jean décida d’emmener Gaby dans le Midi. Ils partirent un beau jour de printemps 1938, dans la Dodge blanche. C’était le jour même de l’Anschluss.
À nouveau, Gaby ressentait l’ivresse du mouvement. La voiture roulait à grande vitesse sur les routes désertes de l’hiver, entre les arbres encore nus qui accrochaient la brume. Chaque nom de ville ou de village était une aventure : Libourne, Castillon. Gardonne, Monpazier, Cahors, Caussade. Albi. C’était la première fois que Gaby allait vers la mer Méditerranée. À nouveau, elle se sentait libre. Elle était belle, rayonnante, malgré la pâleur des jours de maladie. C’était elle qui conduisait. De temps à autre, Jean la regardait, son visage éclairé par le soleil du matin, sa chevelure nouée en chignon sous la casquette de velours. Quand elle conduisait, il aimait cet air de sérieux qu’elle prenait, son regard fixé sur la route où filaient les peupliers.
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