J’étais très fatiguée. J’avais envie de dormir. Un peu avant le soir, je suis repartie. J’ai laissé mon sac de plage Liberty à côté de la table. Finalement c’était mieux que d’écrire un mot.
Avec l’argent qui me restait, j’ai pris un taxi jusqu’à la clinique où était Amie. C’est vraiment une belle clinique, au milieu d’un jardin. Il y a un bassin où nagent des poissons rouges un peu décolorés. On voit toute la ville, couverte d’une brume laiteuse, les collines sombres qui ressemblent à des îles. Il y a un grand bruit qui monte de tout ça, qui fait peur, un bruit qui ressemble à des voix parlant toutes ensemble. J’étais assise sur un banc de pierre, devant le mur de la clinique, avec Amie qui était quelque part dans une salle. Je pensais à Mehdia, à l’embouchure du grand fleuve. Je pensais aux champs de sorgho, et à Nightingale, la maison devant la forêt de chênes-lièges. Je pensais à cela comme si ça n’existait pas vraiment, comme si je l’avais lu dans le fameux Guide du Chemin de fer et de la Route. Comme si quelqu’un me l’avait raconté.
Un jour, ma mère m’a parlé des Zayane. Elle m’a parlé du grand Moha ou Hammou, qui était venu pour reconquérir les terres de Khénifra, avec toutes les tribus des montagnes. Elle m’a raconté la grande ville qu’il avait faite, avec les palais, les musiciens et les danseurs, les gens qui venaient travailler de toutes les parties du monde. Quand elle racontait cela, c’était comme une histoire de djinns et de mages. Alors tous les guerriers de la montagne s’étaient réunis, les Aït Affi, les Aït Abdi, les Aït Ziddouh, les Aït Raho. Ils avaient entouré le Siyed, le Zayane. Les Français avaient dû s’enfuir au loin, vers la côte. Elle racontait cela comme une légende, la grande ville berbère, où on ne parlait plus l’arabe ni le français, la ville où les brigands devenaient des saints. Elle disait cela, elle disait le nom du grand Moha ou Hammou, parce que c’était le nom brûlant d’où nous étions nées.
« Pourquoi ne sommes-nous plus là-bas, dans cette ville ? » J’avais le cœur qui battait plus fort, je m’en souviens, parce que je croyais que je connaissais enfin le secret de ma naissance. Ma mère n’a pas répondu. Elle a dit seulement : « Maintenant, nous n’avons plus de terre, nous devons errer sur les routes, Dieu l’a voulu. »
Elle et mon père étaient partis de cette ville, comme tous les Zayane, comme tous les vaincus. Les soldats étrangers étaient revenus, ils avaient conquis la grande ville fortifiée, les routes, les ponts, les champs de blé et les forêts de chênes-lièges, ils avaient pris les fleuves jusqu’à leurs sources. Comme des guerriers aveugles les Zayane erraient sur les routes.
Plus tard, je suis entrée dans la chambre où était Amie. Elle était toujours à la même place, comme si elle n’avait pas vécu. Seulement, elle était plus pâle, elle tenait les yeux fermés. J’ai cru qu’elle dormait. Je me suis assise à côté d’elle, sur la chaise chromée, je l’ai regardée. À un moment, dans son souffle elle a dit quelque chose. Ses lèvres ont bougé, mais je n’ai pas compris ce qu’elle murmurait. Ses paupières se sont soulevées, et j’ai vu la goutte de vie accrochée dans ses yeux. J’ai pris sa main, si légère, si maigre, je l’ai serrée longuement, pour faire passer un peu de chaleur. Peut-être qu’elle ne m’a pas reconnue. Peut-être qu’elle a cru que c’était son mari.
J’avais envie de lui parler, qu’elle m’entende, qu’elle se souvienne. Je croyais que si elle se souvenait, elle pourrait revenir dans notre monde. Je lui ai dit : « Nightingale… Nightingale. » J’ai dit aussi : « La maison… Les champs, les vignes, la forêt… Tu te souviens ? La cabane, au bout du jardin… Je m’étais cachée, tu criais mon nom : Libbie ! Libbie !… Ta voix résonnait loin dans les champs, ça faisait fuir les oiseaux, et Hassan, le fils du contremaître, criait lui aussi, en imitant ta voix aiguë. Tu te souviens ? » Je parlais doucement, j’avais une voix monotone, comme si je récitais un texte par cœur.
Dehors, la lumière déclinait. Il n’y avait personne d’autre dans la chambre. Le lit qui avait été occupé par la vieille dame sourde était vide, les draps tendus jusqu’en haut. C’était déjà comme si elle n’avait pas existé. On l’avait emmenée, elle était morte. Elle avait cessé de respirer dans la nuit, ou au petit matin. C’est drôle, les gens qui s’en vont. Vous détournez les yeux, juste un instant, et quand vous regardez à nouveau, il n’y a plus personne.
Pour cela, je tenais la main d’Amie serrée bien fort dans ma main, je guettais la goutte de vie dans ses yeux. Elle était déjà si loin, si fragile. Elle était pareille à la flamme d’une bougie.
« Tu te souviens, quand avec Lassie on avait trouvé le bébé lièvre, dans les dunes ? Il s’était caché derrière une touffe de chardons, comme si on n’allait pas le voir, tout petit, avec ses oreilles rabattues en arrière, ses gros yeux qui brillaient. C’est Lassie qui l’avait trouvé. Elle s’était arrêtée devant lui, elle tendait son museau, avec précaution, elle avait peur de lui ! Je l’ai ramassé, tu m’as dit qu’il fallait bien tenir la tête vers moi et mettre une main sous ses pattes pour qu’il ne se blesse pas avec ses griffes. Après on l’a relâché dans les dunes, je l’ai regardé filer entre les herbes, la tache blanche de sa queue et ses oreilles dressées ! » Je ne savais même pas si elle m’entendait. Évidemment, ça ne doit pas être commode d’écouter une histoire quand on a une sonde dans le nez et un goutte-à-goutte dans le bras. Mais ça ne faisait rien, je continuais. C’était pour moi plus que pour elle. Je ne pouvais pas entendre le silence dans cette chambre trop blanche, la fin d’après-midi du dimanche, quand tous les visiteurs sont partis, les couloirs vides, le jardin vide, et ce lit neuf où la vieille dame sourde n’existait plus.
Je parlais, je parlais, de tout ça, de Nightingale, les champs de sorgho, les vignes, la grande forêt des rouvres, et les dunes, et la mer à l’endroit où le mascaret remonte la rivière Sebou. C’était des histoires peut-être, car rien n’avait existé avant l’appartement de la Loge et la grande maison délabrée en haut de la colline des Baumettes où habitaient le Colonel et Amie. Est-ce que les choses cessent d’être vraies quand elles s’éloignent dans le temps ? J’aurais voulu le lui demander maintenant, à Amie, qu’elle le dise. Qu’elle ouvre les yeux encore, pour que je voie sa vie, et qu’elle réponde. Qu’elle raconte un peu, à son tour, ce qu’elle avait vécu autrefois, comment c’était, à Nightingale. Qu’elle raconte quand elle m’avait prise, dans ma boîte en carton, pour me porter dans son lit. Quand elle m’avait trouvée sur le sol de la cuisine, comme si un djinn m’avait apportée là, dans le vent de sable.
« Tu te souviens, je n’avais même pas une robe, j’étais enveloppée dans de vieux chiffons à fleurs, alors tu m’avais habillée avec une robe de ta plus grande poupée, celle qui s’appelait Lucie et que tu avais gardée depuis ton enfance, tu te souviens, cette grande poupée avec des yeux bleus et des cheveux filasse. Un jour, je l’ai fait tomber, elle s’est cassée, et toi tu as pleuré, comme si c’était vraiment ton enfant… »
Mais si ça n’était pas vrai, pourquoi est-ce que tu m’as menti ? Pourquoi est-ce que tu as inventé cette histoire à l’eau de rose, ce canon abandonné dans le vent, à la porte de ta cuisine, ce bébé enveloppé dans des chiffons à fleurs, cette petite fille tombée du ciel. Est-ce que c’était donc si terrible, si horrible, cette table où tu avais compté les billets de banque, un par un, tout craquants et tout neufs, comme quand on achète un cheval ou une vache, ou une auto, et qu’on veut aller plus vite, forcer la décision du vendeur, le séduire avec la vue de l’argent sur la table.
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