Après, je ne suis plus retournée au lycée, parce que je ne voulais plus voir les visages des autres, ni les professeurs. Je ne sais pas s’il est allé m’attendre, avec sa moto. Peut-être qu’il a parlé à quelqu’un d’autre. Peut-être qu’il a recommencé avec Marie-Louise. Mais moi je vois bien que je ne pourrai plus écrire une lettre.
À midi, je suis entrée dans la vieille ville. Déjà j’avais un peu oublié. Je ne faisais pas semblant. Vous êtes ailleurs quelques jours, une nuit, rien du tout, et voilà, les choses ne sont plus pareilles, il y a une tache, un volet, une moto accrochée à un arceau, un vieux assis dans l’encoignure d’une porte.
Il y avait du soleil. Déjà l’été. Les cris stridents des martinets, les bruits de voix dans les cuisines, les tintements de la vaisselle. Les cris des enfants dans les cours des immeubles. J’ai suivi le même chemin, sans m’en rendre compte, rue de la Poissonnerie, rue Place-Vieille, la fontaine, rue Centrale, l’autre fontaine que je n’aime pas, avec toujours plus ou moins de mégots dans le bassin. Rue Droite, rue de la Loge. Je suis montée jusqu’au couvent. J’aurais bien voulu voir le vieux curé, l’abbé Giaume avec sa soutane usée. Quand il sortait dans la rue, il y avait toujours des grappes d’enfants qui le suivaient, qui couraient autour de lui, qui le tiraient par les pans de sa soutane. Il riait. Il avait toujours des bonbons dans les poches, il les lançait aux enfants. Il y en avait un qu’il aimait particulièrement, un garçon trop gros, les autres l’appelaient Gros-Tas. Son vrai nom c’était Béchir. Je crois qu’il était un peu simplet, comme l’abbé Giaume.
Je suis redescendue jusqu’à la maison. Les fenêtres du sixième étaient comme toujours, avec le grillage et les persiennes fermées. Plus loin, j’ai vu le Bébé Peugeot de Lucien, accroché au poteau d’interdiction de stationner. C’était toujours le même antivol bleu à chiffres, qui s’ouvrait quand on faisait 3771. Il ne m’a jamais expliqué pourquoi il avait choisi ces chiffres-là.
J’ai monté l’escalier d’ardoise. Au début, je ne savais pas trop ce que j’allais faire. Quand je suis arrivée sur le palier du premier, j’ai eu envie de voir Semmana. Je l’entendais à travers la porte, elle chantonnait en faisant la cuisine. Il y avait une bonne odeur de pommes de terre et de viande, une odeur de douez. Semmana n’a pas son égale pour préparer le douez. Même ma mère ne sait pas le faire aussi bien. Ça me donnait le vertige, parce que je n’avais rien mangé depuis la veille, depuis les pâtes fraîches à la tomate de Morgane. Je suis restée appuyée au chambranle de la porte, à écouter les bruits de Semmana, sa voix qui chantonnait, à respirer l’odeur qui me faisait défaillir. Et puis, je ne sais pas si elle m’a entendue, ou si elle a deviné que j’étais derrière la porte, elle est venue ouvrir. Elle m’a regardée. Elle avait un foulard blanc noué autour des cheveux, parce qu’elle venait de les teindre au henné. Il y avait encore des gouttes rouges qui coulaient sur ses tempes. Elle a dit simplement : « Entre. »
Je suis entrée dans la petite pièce sombre où elle faisait la cuisine. Il y avait juste la place pour une chaise. Semmana m’a fait asseoir, et elle est retournée devant le fourneau.
« Il doit rentrer ? »
Elle a compris ce que je voulais dire.
« Non, pas maintenant. Tout à l’heure. Ce soir, il va rentrer. »
Elle savait que je n’aimais pas son mari. C’était un homme brutal, un ivrogne. Ma mère disait qu’il la battait tous les soirs.
« Ça sent bon. C’est pour lui ? »
Semmana a ri.
« Pour lui, oui, pour moi, pour toi. C’est pour toi. Tu as faim ? »
Elle parlait avec son drôle d’accent kabyle, elle confondait les consonnes, elle mélangeait des mots dans sa langue. Elle avait un si beau visage, avec des pommettes très hautes, une bouche souriante, l’arc parfait de ses sourcils, et ce nez légèrement aquilin, fin, racé. Elle avait des yeux couleur d’ambre, couleur de cuivre vert. J’aurais aimé être comme elle, j’aurais aimé qu’elle soit ma mère. Moi, j’étais comme un fruit sec et brûlé. J’aimais la couleur de sa peau, douce, dorée comme le miel. Je lui ai dit, quel dommage qu’elle ne soit pas ma mère. Elle n’a pas eu l’air étonnée. Au contraire, elle m’a regardée avec cet air de gentillesse un peu moqueuse que j’aimais bien, et elle a dit : « Ça va, ça va, ma fille. » Elle a dit cela, benti, ma fille. C’était bien.
On a commencé à manger, dans la même pièce. Elle a mis une caisse debout devant la petite table, en guise de chaise pour elle. J’avais l’impression que ça faisait des mois que je n’avais pas mangé. En mangeant, on parlait de choses et d’autres, comme si c’était un jour ordinaire, comme s’il ne s’était rien passé. Semmana hochait la tête de temps en temps, elle disait : « Ça va, ma fille, ça va. » C’était bien. C’était paisible. J’avais l’impression que ça faisait des années que je n’avais pas connu cette tranquillité. J’aurais aimé tout oublier, et qu’il ne reste personne d’autre qu’elle et moi, dans ce petit appartement gris sans fenêtre sur le jour, avec les bruits qui résonnaient dans la cour étroite, les radios, les voix des enfants, des femmes. On n’a pas parlé de moi, ni de ma mère. Seulement, à un moment, je lui ai dit, j’avais la gorge serrée parce que le temps passait, que son mari allait revenir et que je devais m’en aller. Je lui ai dit : « Tu sais, Semmana, je ne voudrais pas aller dans une maison de correction. »
Je croyais qu’elle ne comprendrait pas. Mais elle s’est penchée vers moi, elle m’a embrassée sur le front, elle m’a dit : « Tu es ma fille, à moi aussi. » Elle n’a pas dit ça comme ça, elle l’a dit en arabe, et c’était bien plus doux et plus fort, comme un serment. J’ai senti mes yeux se remplir de larmes. J’ai compris tout d’un coup pourquoi j’étais revenue jusqu’à la Loge, pourquoi j’avais monté l’escalier étroit jusqu’à sa porte. J’ai compris que c’était elle, elle était au centre de cette ville, son cœur et son âme, tout était en elle, ici dans ce petit appartement sans lumière, c’était elle la reine de ce monde. Sans elle, peut-être que rien ne resterait. Sans elle, les pauvres abandonneraient leurs maisons, laisseraient les enfants au coin des rues. Sans elle, il ne pourrait pas y avoir de paix ni de douceur, seulement la pauvreté et l’envie qui rongent, les crimes de sang, les filles qu’on emmène en voiture pour les vendre, les hommes ivres dans les cantines, les clodos, les éthéromanes dans les escaliers, avec leurs flacons et leurs tampons.
Je me suis levée, j’ai mis mon assiette dans l’évier. Je n’avais que quelques pas à faire pour aller jusqu’à la porte. J’ai embrassé Semmana, encore, j’ai pris de la lumière de ses yeux. Puis je suis montée en haut de l’immeuble, jusqu’au sixième, j’ai pris la clef que j’avais toujours autour du cou, je l’ai tournée lentement dans la serrure.
L’appartement était exactement comme je l’avais laissé, ç’aurait pu être il y a quelques heures à peine, avec les persiennes tirées, l’alcôve avec le divan et ses coussins, la table de formica et les deux chaises devant la fenêtre. J’ai marché à travers la pièce, jusqu’à la commode avec le réveil-matin, les deux serre-livres en coquillages, et la boîte à gâteaux dans laquelle il y a tous les papiers, dans laquelle ma mère avait rangé l’avis de décès de mon père. J’ai eu envie de laisser un mot quelque part, mais à quoi bon ? Elle ne sait pas lire, et de toute façon ça aurait fait un peu cinéma.
Je me suis allongée sur le divan, dans l’alcôve. L’après-midi, c’était bien pour dormir ou pour rêver. On garde les yeux ouverts et on voit le reflet de la fenêtre sur le plafond. Quand il y a du soleil dans la rue, on voit marcher les gens à l’envers. Quelquefois une auto, ou une benne, un cyclomoteur. Il n’y a pas beaucoup de bruit, seulement des bruits lointains, assourdis, comme dans des tuyaux.
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