Après, je suis tombée malade. Il y a eu cette histoire de billets tout neufs étalés sur la table de la cuisine, et le carton où j’étais posé sur le carrelage. Je ne pouvais plus supporter tout cela, ni cette chose qui voulait grandir au fond de moi, qui voulait que je change.
Quand le printemps est arrivé, c’était vraiment la première fois, parce que j’avais changé. J’étais quelqu’un d’autre.
Maintenant, je le sais bien. Je vais m’en aller. Je vais partir sur les routes de poussière, comme ma mère, quand elle avait suivi mon père et qu’elle avait quitté pour toujours le pays Zayane. Moi aussi, je vais marcher devant mon ombre. Maintenant que je le sais, mon cœur bat très fort, je sens des fourmillements dans les jambes. Comme autrefois. Je vais sortir, et dehors la nuit sera brillante. Il y aura une lune pleine, non pas la lune qui fait saigner les femmes, mais une lune libre et ronde, lisse comme le visage des enfants. Je vais courir contre le vent, je vais aller dans d’autres villes, peut-être jusqu’à Paris, jusqu’à Hambourg. Peut-être que je vais rencontrer l’homme qui sera mon mari, il me semble que je le vois marcher sur la route, grand et sombre comme mon père. Avec lui j’irai jusqu’au bout du monde. Je suis libre, je suis nouvelle. Je suis quelqu’un d’autre. Je ne peux plus attendre.
J’étais dans la rue. Je ne savais pas où j’allais. Comme dans un rêve, j’entendais le bruit de mes pas. J’entendais les moteurs des voitures. C’était ailleurs, c’était quelqu’un d’autre qui marchait. C’était peut-être à cause de ce qui avait changé en moi, ce qui était nouveau.
À huit heures du matin, déjà les voitures roulaient dans les ornières des rues et des boulevards. Les gens étaient pressés. Quand ma mère est partie pour l’atelier Atlas, j’ai voulu lui dire que je n’allais pas revenir, ni ce soir, ni jamais, que je n’étais plus allée au lycée depuis des mois, que je n’irais plus jamais au lycée, ni nulle part. Mais je n’ai pas osé. Je n’ai pas peur d’elle, mais on ne sait pas de quoi elle est capable. Elle pourrait m’enfermer à clef, comme elle avait dit une fois, à cause du fils de Madame Truchi. Alors je n’ai rien dit. J’ai mis la clef autour de mon cou, machinalement. Un drôle de collier. Un jour, Morgane a vu la cordelette autour de mon cou, elle l’a tirée : « Qu’est-ce que tu as là ? Une amulette ? » Quand elle l’a vue, ça l’a fait rire : « Ah non, une clef ! Un truc de petite fille sage, une clef autour du cou, pour ne pas se perdre ! »
Les arbres ont des feuillages serrés, d’un vert sombre. Les marronniers, les mûriers, les pittosporums. Il y a une odeur de pollen, les abeilles sont ivres, les moucherons dansent dans l’air du matin.
Il me semble que c’est la première fois que je suis dehors, depuis si longtemps. Il me semble que je suis enfin libre, après l’hiver. Comme si j’avais dormi. La lumière allume les choses. Jamais je n’avais vu comme ça les bâches bleues des camions, les plastiques jaunes, les lignes peintes sur la chaussée, les grilles des jardins, les vitres. Il y a des étincelles sur les chromes des autos, sur les poutrelles, sur les plaques de zinc des toits.
Je marche au hasard. Quand on est parti pour ne pas revenir, le moindre recoin a une importance nouvelle, chaque seconde qui passe, chaque visage. Je marche le long des coques des voitures. J’ai pris ma veste rouge, un pantalon de toile noire, et des sandales chinoises. La seule chose de valeur que j’emmène, ce sont des demi-lunes d’or. C’est ma mère qui me les a données, pour mon anniversaire. Elles appartenaient à sa mère, et avant elle à sa mère. Elles sont vraiment Zayane. Elles sont fines, légères comme des copeaux, avec un fil d’or pour passer dans les oreilles. Je les ai mises dans un mouchoir, dans la poche de mon pantalon, pour que ma mère ne les voie pas.
Je ne pouvais pas les laisser. Elles sont la seule chose qui soit vraiment à moi, qui m’a été donnée quand je suis née, qui est passée à travers toute mon histoire. Pas une chose qu’on m’a donnée ensuite, pas une chose prêtée. Une chose qui est venue d’avant moi, comme mon nom.
Il y a beaucoup de monde dans les rues, déjà.
La lumière de l’été m’éblouit. Je suis allée dans les rues qui longent la mer, j’ai regardé les vitrines des magasins : les chaussures, les montres, les sacs, les tapis, les gâteaux. J’ai un peu d’argent. Des billets enroulés dans la poche de mon pantalon. Moi aussi, je roule les billets ! Quand j’achète quelque chose, je sors le rouleau et je tire un billet. Les marchands n’aiment pas trop ça, ils examinent le billet en transparence, ils tirent dessus pour l’aplatir.
Ce n’est pas l’argent de ma mère. C’est de l’argent que j’ai gagné en baby-sitter, pour des gens que m’avait indiqués Morgane. Une femme blonde, une parfumeuse, qui s’appelle Ketty, et son fils de douze ans. Il s’appelle Martial. Il est horrible.
La parfumeuse me traitait comme une bonne. Elle faisait comme si elle ne se souvenait plus de mon nom : « Aria, donne un verre d’eau. Aria, le téléphone. » Mais ça m’était égal. C’est bien de gagner de l’argent. La parfumeuse habitait pas très loin de Monsieur et Madame Herschel, en haut de la colline, un grand appartement moderne avec vue sur la ville et la mer. Peut-être que je lui téléphonerai pour savoir si je peux venir travailler. Ça m’est égal qu’elle m’appelle Saba, Aria ou Zora, ou n’importe quoi.
Je suis allée au Café des Aveugles. Peut-être que je n’ai pas vraiment envie de rencontrer Morgane, mais c’est bien de s’asseoir à la terrasse, au soleil. J’ai mon sac Liberty, avec des affaires. C’est Morgane qui m’a donné le sac. Je lui avais dit mon petit nom, Libbie, celui qu’Amie m’avait trouvé, alors elle m’avait montré ce qui était écrit sur la fermeture à glissière, Liberty : « Tu vois, il était à toi. »
Le café est bien, il y a tout le temps des gens nouveaux. Le garçon est gentil, il s’appelle Raoul. C’est un grand type brun, avec une tonsure. Quand j’arrive, il vient tout de suite, il m’apporte un café noir. Je n’ai même pas besoin de demander. Dans mon sac Liberty, il y a une brosse à dents et du dentifrice (j’aime beaucoup me brosser les dents, je suis maniaque). Il y a aussi une brosse à cheveux et un peigne en plastique bleu, un tube de rouge à lèvres (je n’en mets jamais), du rouge à ongles vermillon (pour aller avec ma veste). Un T-shirt et des slips de rechange. Des lunettes noires. Un paquet de cigarettes américaines (mais je ne fume pas). Un briquet jetable. Un bloc de papier quadrillé, et au fond, en vrac, trois ou quatre Bic. Un livre en portugais que m’a prêté Morgane, A Sibila , d’Agustina Bessa Luis. Je voulais prendre un livre à moi, mais le seul que j’aie trouvé, c’est le Guide Bleu du Maroc de 1925. Il appartenait au Colonel, et quand je suis partie je l’ai emmené avec moi. J’aime bien le dessin sur la couverture, une locomotive et une vieille automobile, et au-dessous, écrit en lettres d’or : Le Chemin de fer et la Route .
Chaque fois que je me sens un peu perdue, je prends le Guide, je l’ouvre au hasard, et je lis les descriptions des villes, des monuments, les itinéraires. Je regarde les cartes, et c’est comme si je connaissais sans connaître, comme si j’y étais allée en rêve, dans une autre vie. Il y a aussi un livre que j’aurais aimé emporter, mais je n’ai pas osé. C’est une édition ancienne de Sans famille , qui appartenait à Madame Herschel. Je l’aime beaucoup. Je me souviens, elle me l’a donné, un jour, avant qu’on ne parte de Nightingale, parce qu’elle savait que je l’aimais tant. Je crois que jamais rien ne m’a fait autant plaisir, parce que c’était son livre, et qu’elle me le donnait avec tout ce qu’il contenait, ces images que j’avais regardées si souvent, Remi jouant de la harpe, Capi et le général Joli-Cœur, Vitalis et Remi marchant dans la neige au milieu de la forêt des loups, et les mots, surtout, la première phrase du livre qui me donnait le frisson : « Je suis un enfant trouvé. »
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