Je ne voulais pas retourner chez ma mère, à la Loge. Je ne savais pas où aller. J’avais le vertige. D’une cabine, j’ai téléphoné à Amie, à la clinique. Les autos passaient en klaxonnant, je ne sais pas pourquoi, comme des animaux qui jettent un cri et puis s’en vont. Le ciel était lourd, plombé. Maintenant j’étais si fatiguée. La voix d’Amie a résonné dans l’écouteur, lointaine, faible. Je ne comprenais pas ce qu’elle disait. J’ai raccroché, et j’ai marché vers la colline, jusqu’à la villa des acanthes. À l’étage, les volets étaient fermés. Le Colonel n’était pas là, il était peut-être sur le chemin de la clinique, ou bien il était allé acheter de quoi manger.
Je me suis assise sur le seuil, et j’ai regardé le chemin en l’attendant.
Je me souviens, c’était avant qu’on ne parte de Nightingale, avant l’été. Le Colonel m’avait donné rendez-vous à la sortie de l’école, il était venu me chercher dans sa belle Hillman verte. Il m’a emmenée jusqu’aux collines, au-dessus de la rivière, pour me montrer les serres qu’il avait achetées. On s’est arrêtés devant un chemin de terre qui grimpait jusqu’en haut d’une colline. Au milieu de la forêt de rouvres, il y avait une vieille maison ruinée, et les serres. Le Colonel m’a fait visiter les serres. Il marchait au milieu des anthuriums comme un général qui passe ses troupes en revue. Sur les tiges très droites apparaissaient déjà les calices couleur de corail.
Je suis restée en arrière, pendant qu’il inspectait les serres avec Ali, le jardinier. Il touchait la terre, il examinait le système d’instillation d’eau. Il avait inventé tout un appareillage pour que les fleurs soient comme dans leur climat d’Afrique tropicale. L’eau tombait goutte à goutte sur des plaques de tôle peintes en noir chauffées par les rayons du soleil, et s’évaporait à l’intérieur de la serre. Il faisait très chaud, ça sentait l’humus, la moisissure.
Le Colonel était très surexcité. Il m’a pris la main, il m’a entraînée jusqu’en haut, là où il y avait un hangar, à côté de la maison d’Ali. Dans le hangar, des centaines de cartons étaient prêts, avec leurs feuilles de papier de soie pour emballer les anthuriums. Amie avait même dessiné les étiquettes, un rossignol avec écrit au-dessous, en lettres rouges, la marque de fabrique : Nightingale.
Le Colonel parlait avec animation, son visage était rajeuni, ses yeux brillaient. Il avait oublié ses soucis, les emprunts, la guerre. Il parlait du grand marché aux fleurs, à Paris. Les anthuriums arriveraient après une nuit d’avion-cargo, et le lendemain, les merveilleux calices seraient dans tous les magasins de la capitale. Il pensait aussi à l’Angleterre, à la Hollande, à l’Allemagne. « Tu seras mon ambassadrice. » Il disait ça en plaisantant, mais peut-être que j’y croyais. Le mois d’après, on est partis de Nightingale, pour ne jamais revenir. La seule chose que le Colonel a emportée, c’était la Hillman verte. Il s’était battu pour qu’elle voyage sur le même bateau. On l’avait mise dans un grand filet, dans le genre de ceux qui servent à charger les vaches, le mât l’avait hissée au-dessus du pont, et l’avait descendue au fond de la cale. Malgré le départ, j’avais été émerveillée de voir l’auto du Colonel entrer dans le ventre du bateau.
Finalement, je suis allée jusqu’à la clinique. Amie partageait une petite chambre avec une vieille femme italienne très douce. Amie était pâle, ses beaux cheveux étaient coupés très court, on voyait la forme de son crâne. Elle avait tellement maigri qu’elle semblait de la taille d’une petite fille. Il y avait des mois que je ne l’avais vue, et ça m’a fait quelque chose. Elle parlait d’une voix faible, presque inaudible. Sur la table, il y avait un bouquet de fleurs que le Colonel avait apporté. Le Colonel était penché au-dessus du lit de sa femme, il lui tenait la main, comme s’il lui disait au revoir. Il avait l’air indécis. Tout pouvait se briser en lui, à chaque instant. Amie me regardait de ses yeux fiévreux, peut-être qu’elle attendait que je parle de moi, de ma vie. Peut-être qu’elle voulait seulement entendre le son de ma voix. J’ai essayé de parler de Nightingale, de tout ça, de la maison, des champs de blé, des dunes et de la mer. Le Colonel et Amie me regardaient. Je savais bien qu’ils allaient se laisser prendre, qu’ils allaient oublier le présent. Ça me faisait quelque chose de les tromper aussi facilement. Ils étaient si vieux, si gentils et inoffensifs. J’étais avec eux, là, dans cette chambre, et je menais une autre vie, j’errais dans les rues jusqu’à la nuit, j’allais me promener avec un homme marié, j’écrivais moi-même des lettres d’excuses au lycée et j’inventais le nom de ma mère. Il ne restait vraiment plus rien de la petite fille que j’avais été, plus rien de ma vie d’autrefois. C’était comme si j’étais devenue tout d’un coup orpheline. À Morgane, comme elle me demandait où étaient mes parents, j’avais dit : « Ma mère est morte, et mon père est parti, bien avant ma naissance, je ne l’ai jamais connu. » Elle m’avait dit : « Si tu veux, je pourrais t’adopter. » Ça l’avait fait rire, parce qu’elle était trop jeune, mais peut-être qu’elle y avait pensé vraiment, peut-être que j’aurais aimé vraiment ça.
Après, j’ai fait comme si j’avais un rendez-vous important, une course pour mes études, n’importe quoi. Le Colonel a dit : « Je vais te ramener. » J’ai dit non, je préférais rentrer en bus, il valait mieux qu’il reste encore auprès de sa femme. Il est resté debout, toujours indécis, les bras un peu écartés. J’ai embrassé Amie et le Colonel, et je suis partie en courant. Je ne voulais pas qu’il change d’avis, qu’il me ramène en ville dans sa voiture verte. Je ne pouvais plus supporter cette couleur.
Dehors, il y avait un nuage du soir devant le soleil. Il faisait froid, le vent soulevait la poussière. C’était bien d’être seule, de marcher seule, de n’avoir personne à aller voir.
La nuit, j’écoute les coups de mon cœur. J’attends, les yeux ouverts, je ne sais pas ce que j’attends. C’est comme si c’était caché, que ça allait apparaître. Autrefois, tout était simple et facile. J’étais Saba, c’était le nom que j’avais reçu à ma naissance, et ma famille c’était Monsieur et Madame Herschel. J’allais à l’école de Mehdia, il y avait des enfants des soldats américains, des Français, des Arabes. On parlait dans n’importe quelle langue. Ça ne m’intéressait pas beaucoup. Ce que j’aimais, c’était cette grande maison avec des briques autour des portes et des fenêtres, au milieu des champs de sorgho et des vignes, et le grand jardin planté de tomates, de haricots, d’artichauts, et juste derrière commençaient les dunes piquées de chardons, et le bruit de la mer.
C’est cela que j’attends, chaque nuit, ici, dans l’appartement de la Loge. Que tout revienne en arrière, vers ces années-là, le ciel bleu si clair, les champs, la tache sombre de la forêt de chênes-lièges, la ligne des montagnes. L’air du matin où dansaient les moucherons, l’estuaire du fleuve où volaient les martinets et les libellules, les champs d’herbe sèche avec les guêpes et les abeilles. Le soir, les oiseaux qui passaient le long de la plage, les mouettes, les vols de courlis qui jaillissaient quand je courais à travers les champs avec Lassie.
Dans la chambre sans fenêtre, je vois la lueur du jour qui arrive, qui emplit la pièce où dort ma mère. Je suis fatiguée d’attendre. Bientôt le réveil va sonner, ma mère va se lever pour préparer du café. Je vais devoir me lever à mon tour, je vais sortir, commencer une nouvelle journée. C’est ça qui me fait peur, et pourtant je voudrais que ça soit déjà là, que ce qui doit arriver arrive.
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