Mais quand le Berger parlait de la religion avec Reb Joël, il devenait vraiment un autre. J’aimais les écouter, et je les regardais à la dérobée, le Berger avec sa barbe et ses cheveux d’or, et Joël avec son visage très blanc, ses cheveux noirs, sa silhouette mince. Il avait des yeux d’un vert très pâle, comme Mario, je pensais que c’était lui le vrai berger.
C’était bizarre, de parler de la religion, comme cela, dans cette grande salle où nous étions prisonniers. Le Berger et Joël parlaient à voix basse, pour ne pas déranger les autres, et c’était comme si on était prisonniers encore en Égypte, comme si on allait partir, et que la voix effrayante allait résonner dans le ciel et dans les montagnes, et que la lumière allait briller dans le désert.
Moi, je posais des questions stupides, je crois, parce que je ne connaissais rien. Jamais mon père ne m’avait parlé de cela. Je demandais pourquoi D… est innommable, pourquoi il est invisible et caché, puisqu’il a tout fait sur la terre. Reb Joël secouait la tête, il disait : « Il n’est pas invisible, il n’est pas caché. C’est nous qui sommes invisibles et cachés, c’est nous qui sommes dans l’ombre. » Il disait cela souvent : l’ombre. Il disait que la religion est la lumière, la seule lumière, et que toute la vie des hommes, leurs actes, tout ce qu’ils construisaient de grand et de magnifique n’étaient que des ombres. Il disait : « Celui qui a tout fait est notre père, nous sommes nés de lui. Eretz Israël, c’est l’endroit où nous sommes nés, l’endroit où la lumière a brillé pour la première fois, où ont commencé les premières ombres. »
Nous étions assis près de la fenêtre à barreaux, et je regardais le ciel très bleu. « Jamais nous n’arriverons à Jérusalem. » J’ai dit cela parce que j’étais si fatiguée d’y penser. Je voulais retrouver ma cachette dans les rochers, au-dessus de la mer. « Peut-être que Jérusalem, cela n’existe pas ? » Le Berger m’a regardée avec violence. Son visage doux était tiré par la colère. « Pourquoi dis-tu cela ? » Il parlait lentement, mais ses yeux brillaient d’impatience. J’ai dit : « Peut-être que ça existe, mais on n’y arrivera pas. La police ne nous laissera pas partir. Nous devrons retourner à Paris. » Le Berger a dit : « Même s’ils nous empêchent de partir aujourd’hui, nous partirons demain. Ou après-demain. Et si on nous empêche de prendre le bateau, nous irons à pied, même s’il faut marcher un an. » Ce n’était pas pour partir qu’il disait cela, mais lui aussi voulait voir le pays où était née la religion, où avait été écrit le premier livre. Cela me faisait battre le cœur plus vite, de voir la lumière dans ses yeux. Puisqu’il voulait tellement arriver à Jérusalem, peut-être qu’on y arriverait vraiment un jour.
Les journées sont passées comme cela, très longues et qu’on oubliait. Les gens disaient qu’on allait nous faire un procès, et qu’on nous renverrait tous à Paris. Quand je voyais maman abattue et triste, assise sur son lit, le regard fixé sur le sol, emmitouflée dans la couverture américaine à cause du froid, je sentais un pincement au cœur. Je lui disais : « Ne sois pas triste, petite maman, tu vas voir, on va s’échapper. J’ai un plan. S’ils veulent nous remettre dans le train pour Paris, j’ai un plan, on se sauvera. » Ce n’était pas vrai, je n’avais pas de plan, et depuis ma fugue, les fusiliers me surveillaient. « Et où est-ce qu’on irait ? Ils nous reprendraient n’importe où. » Je lui serrais les mains très fort. « Tu verras, on marchera le long de la côte, on ira à Nice, chez le frère de l’oncle Simon. Après, on ira en Italie, en Grèce, et on arrivera jusqu’à Jérusalem. » Je n’avais pas la moindre idée des pays qu’il fallait traverser pour arriver jusqu’à Eretz Israël, mais le Berger avait parlé de l’Italie et de la Grèce. Maman souriait un peu. « Enfant ! Et où prendra-t-on l’argent pour le voyage ? » Je disais : « L’argent ? Ce n’est rien, on travaillera en route. Tu verras, à toutes les deux, on n’aura besoin de personne. » À force d’en parler, je finissais même par y croire. Si on ne trouvait pas de travail, je chanterais dans les rues et dans les cours, avec le visage peint en noir et des gants blancs, comme les Minstrels dans les rues de Londres, ou bien j’apprendrais à marcher sur un fil, et je m’habillerais avec un collant couvert de paillettes, et les passants jetteraient des pièces dans un vieux chapeau, et il y aurait toujours maman pour surveiller, parce que le monde est plein de gens méchants. J’imaginais même que le Berger marchait avec nous en Italie, et aussi Reb Joël, avec ses habits noirs et sa boîte de prières. Il parlerait de la religion aux hommes, il parlerait de Jérusalem. Et les gens s’assiéraient autour de lui pour l’écouter, et ils nous donneraient à manger, et un peu d’argent, surtout les femmes et les jeunes filles, à cause du Berger et de ses beaux cheveux d’or.
Il fallait que je fasse un plan pour nous sauver. Je passais les nuits à remuer cela dans ma tête. J’imaginais toutes les ruses, pour échapper aux marins, à la police. Peut-être qu’on pourrait se jeter à la mer, et nager dans les vagues avec des sortes de bouées, ou sur un radeau, jusqu’à ce qu’on ait passé la frontière italienne. Mais maman ne savait pas nager, et je n’étais pas sûre que le Berger savait, ni que Reb Joël accepterait de se jeter à l’eau avec son beau costume noir et son livre.
D’ailleurs, il n’accepterait pas de laisser là sa famille, d’abandonner son peuple aux mains des ennemis qui nous retenaient prisonniers. Il fallait partir tous, les vieux, les enfants, les femmes, tous ceux qui étaient prisonniers, parce qu’eux aussi ils méritaient d’arriver à Jérusalem. D’ailleurs, Moïse lui-même n’aurait pas abandonné les autres pour se sauver tout seul vers Eretz Israël. C’était bien ça qui était si difficile.
Ce que j’aimais le mieux, dans la grande salle où on était prisonniers, c’étaient les longs après-midi, après le repas, quand le soleil éclairait les hautes fenêtres et dissipait un peu le froid humide. Les femmes s’installaient dans les rectangles de lumière découpés sur les dalles de pierre grise, en étendant des couvertures par terre comme des tapis, et elles bavardaient pendant que les enfants jouaient à côté d’elles. Le bruit de leurs conversations faisait un drôle de bourdonnement de ruche. Les hommes, eux, restaient au fond de la salle, ils parlaient à voix basse, en fumant et en buvant du café, assis sur les lits de sangle, et le bruit de leurs voix faisait une rumeur plus grave, ponctuée d’éclats de voix, de rires.
Alors j’aimais bien entendre les histoires que racontait Reb Joël. Il venait s’asseoir par terre, dans la lumière d’une des fenêtres, avec les enfants, et ses cheveux et ses habits noirs brillaient comme de la soie. Au début, Joël ne parlait que pour moi et pour Jacques Berger, sans élever la voix, pour ne pas déranger les autres. Il ouvrait son livre noir, et il lisait lentement, d’abord dans cette langue si belle, si âpre et douce, que j’avais entendue déjà dans le temple, à Saint-Martin. Puis il parlait en français, lentement, en cherchant ses mots, et parfois le Berger l’aidait, parce qu’il ne parlait pas bien cette langue. Après, maman venait aussi, et d’autres enfants, des filles, des garçons étrangers, qui ne parlaient pas notre langue, mais qui restaient quand même à écouter. Il y avait aussi une jeune fille qui s’appelait Judith, vêtue pauvrement, toujours avec un fichu à fleurs sur la tête, comme une paysanne. On attendait que Reb Joël commence à parler, et quand il commençait, c’était comme une voix intérieure qui disait ce qu’on entendait. Il parlait de la loi et de la religion, comme si c’étaient les choses les plus faciles du monde. Il disait ce que c’était que l’âme, simplement, en parlant de notre ombre, et la justice, en parlant de la lumière du soleil, de la beauté des enfants. Puis il prenait le Livre du Commencement, celui que l’oncle Simon Ruben avait donné à maman avant notre départ, et il expliquait ce qui était écrit. Il n’y avait rien de mieux que l’histoire du commencement du monde. Il disait d’abord les mots dans la langue divine, lentement, en faisant résonner chaque nom et chaque syllabe, et quelquefois on croyait qu’on avait compris rien qu’en entendant les mots de cette langue résonner ici, dans le silence de notre prison. Car à cet instant-là tout le monde cessait les bavardages et les discussions, et même les vieux hommes écoutaient, assis sur les lits de sangle. C’étaient les mots de D…, ceux qu’il avait suspendus dans l’espace avant de faire le monde. Joël disait lentement le nom dans un souffle, comme cela, « Elohim, Elohim, lui seul au milieu des autres, le plus grand des êtres, celui qui est seul et de lui-même, celui qui peut faire… ». Il disait les premiers jours, ici, dans cette grande salle, avec le rectangle des fenêtres qui tournait lentement sur le sol.
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