Toute la journée, nous regardons la lumière qui vient de l’écoutille, une lumière grise qui fait mal. On voit passer les nuages, des voiles qui cachent le ciel, comme si la nuit tombait. Peu à peu, les voix des hommes se taisent. Là-haut, sur le pont, les marins ont cessé de travailler. On entend la pluie crépiter sur la coque. Je rêve que nous sommes loin, au large, au milieu de l’Atlantique, et que nous voguons toutes les deux vers le Canada. Autrefois, à Saint-Martin, c’était là qu’elle voulait aller. Je me souviens quand elle parlait du Canada, en hiver, dans la petite chambre où j’attendais, les yeux ouverts dans le noir, la neige, les forêts, les maisons de bois au bord des fleuves sans fin, les vols des oies sauvages. Maintenant, c’est cela que j’aimerais entendre. « Parle-moi du Canada. » Maman se penche vers moi, elle m’embrasse. Mais elle ne dit rien. Peut-être qu’elle est trop fatiguée pour penser à un pays qui n’existe pas. Peut-être qu’elle a oublié.
La nuit, la tempête recommence. Les vagues doivent passer par-dessus la pointe rocheuse qui abrite Port-Man, elles frappent le navire, le font basculer et gémir, et tout le monde se réveille. Nous nous tenons aux membrures pour ne pas être jetés contre la coque. Les paquets, les valises, d’autres objets invisibles glissent et cognent les parois du navire. On n’entend pas une voix, pas un bruit humain sur le pont, et bientôt la rumeur se répand : nous avons été abandonnés par l’équipage, nous sommes seuls à bord du navire. Avant que la peur ne s’installe, les hommes ont allumé une lampe-tempête. Tout le monde est autour de la lampe, les hommes d’un côté, les femmes et les enfants de l’autre. Je vois les visages éclairés de façon fantastique, les yeux qui brillent. L’un d’eux vient de Pologne, il s’appelle Reb Joël. C’est un homme grand et mince, avec de beaux cheveux et une barbe noire. Il est assis devant la lampe, il a posé à côté de lui une petite boîte noire liée par une lanière. Il récite des paroles étranges, dans cette langue que je ne comprends pas. Il prononce lentement les mots qui résonnent, les mots âpres, longs, doux, et je me souviens des voix qui chantaient autrefois, dans le temple à l’intérieur de la maison, à Saint-Martin. Aucune parole ne m’a fait cet effet, comme un frisson à l’intérieur de ma gorge, comme un souvenir. « Qu’est-ce qu’il dit ? » Je demande cela à maman, à voix basse. Les hommes et les femmes se balancent lentement, accompagnant le mouvement du navire dans la tempête, et maman se balance elle aussi, en regardant la flamme de la lampe posée sur le plancher. « Écoute, c’est notre langue maintenant. » Elle dit cela, et je regarde son visage. Les mots du rabbin sont forts, ils écartent la peur de la mort. Sur le plancher la petite boîte de cuir noir brille étrangement, comme s’il y avait une force incompréhensible. Les voix des hommes et des femmes accompagnent les paroles de Joël, et je cherche à lire sur leurs lèvres, pour comprendre. Que disent-ils ? Je voudrais bien demander à Jacques Berger, mais je n’ose pas aller m’asseoir près de lui, je risque de rompre le charme, et la peur reviendrait s’installer parmi nous. Ce sont des mots qui vont avec le mouvement de la mer, des mots qui grondent et roulent, des mots doux et puissants, des mots d’espoir et de mort, des mots plus grands que le monde, plus forts que la mort. Quand le navire est arrivé dans la baie d’Alon, à l’aube, j’ai compris ce que c’était que la prière. Maintenant, j’entends les mots de la prière, le langage m’emporte avec lui. Pour moi aussi les paroles de Reb Joël résonnent dans le navire. Je ne suis pas dehors, je ne suis pas étrangère. Les mots me portent, ils m’emmènent dans un autre monde, dans une autre vie. Je le sais, maintenant, je le comprends. Ce sont les paroles de Joël qui vont nous emmener jusque là-bas, jusqu’à Jérusalem. Même s’il y a la tempête, même si nous sommes abandonnés, nous arriverons à Jérusalem avec les mots de la prière.
Les enfants se sont rendormis, serrés contre leurs mères. Les voix graves ou claires répondent aux paroles de Joël, elles suivent le balancement des vagues. Peut-être qu’elles commandent au vent, à la pluie, à la nuit. La flamme de la lampe vacille, fait briller les yeux. À côté de Reb Joël, la petite boîte noire luit étrangement, comme si c’était d’elle que venaient les paroles.
Je me suis recouchée sur le plancher. Je n’ai plus peur. La main de maman passe dans mes cheveux, comme autrefois, j’entends sa voix qui répète près de mon oreille les mots âpres et doux de la prière. Cela me berce et m’endort. Je suis dans mon souvenir, le plus ancien souvenir de la terre.
En quittant Port-Man, ce matin, à l’aube, le Sette Fratelli a été arraisonné par la vedette des douanes. La mer était calme, bien lisse après la tempête. Le navire avait retrouvé l’usage de son moteur et, toutes voiles dehors, il filait vers le large. J’étais sur le pont, avec quelques enfants, et je regardais la mer profonde qui s’ouvrait devant nous. Et tout à coup, sans que personne n’ait le temps de comprendre, la vedette était là. Son étrave puissante fendait la mer, elle s’approchait de notre bord. Un moment, le commandant a fait semblant de ne pas comprendre, et le Seite Fratelli, penché sur le côté, continuait à remonter les vagues vers le large. Alors les douaniers ont crié quelque chose dans le haut-parleur. Il n’y avait pas à se tromper.
J’ai regardé la vedette s’approcher de nous. Mon cœur s’est mis à battre la chamade, je ne pouvais pas détacher mon regard des silhouettes en uniforme. Le commandant a donné des ordres, et les marins italiens ont abattu les voiles et arrêté le moteur. Notre navire s’est mis à flotter à la dérive. Puis, sur un ordre, nous avons tourné le dos au large, nous sommes retournés vers la côte. La ligne des terres était devant nous, encore sombre. Nous n’allons plus vers Jérusalem. Les mots de la prière ne nous portent plus. Nous allons vers le grand port de Toulon, où on va nous mettre en prison.
Dans le ventre du navire, personne ne dit rien. Les hommes sont assis à la même place qu’hier, pareils à des fantômes. Les enfants, pour la plupart, dorment encore, la tête appuyée contre les genoux de leur mère. Les autres sont redescendus du pont, les cheveux emmêlés par le vent. Dans un coin de la cale, près des bagages, la lampe-tempête est éteinte.
On nous a tous enfermés dans cette grande salle vide, au bout des ateliers de l’Arsenal, sans doute parce qu’on ne pouvait pas nous mettre dans les cellules, avec les prisonniers ordinaires. On nous a donné des lits de sangles, des couvertures. On a pris tous nos papiers, l’argent, et tout ce qui pouvait être une arme, même les aiguilles à tricoter des femmes et les petits ciseaux à barbe des hommes. À travers les hautes fenêtres à barreaux, on voit une esplanade nue, recouverte d’un ciment fissuré, où le vent agite les touffes d’herbe. Au bout de l’esplanade, il y a un grand mur de pierre. S’il n’y avait pas ce mur, on pourrait voir la mer Méditerranée, et rêver qu’on va repartir. Deux jours après qu’on nous a enfermés dans l’Arsenal, j’avais tellement envie de voir la mer que j’ai fait un plan pour m’échapper. Je ne l’ai dit à personne, parce que maman se serait inquiétée et je n’aurais plus eu le courage de m’en aller. À l’heure du repas de midi, trois fusiliers marins entrent dans notre salle par la porte du fond. Deux distribuent les rations de soupe, pendant que le troisième surveille, appuyé sur son fusil. J’ai réussi à m’approcher de la porte sans éveiller l’attention. Quand l’un des marins me donne l’assiette pleine de soupe, je la lâche sur ses pieds et je m’échappe en courant le long du couloir, sans m’occuper des cris derrière moi. J’ai couru comme cela, de toutes mes forces, et j’étais si rapide et si légère que personne n’aurait pu me rattraper. Au bout du couloir, il y a la porte qui donne sur l’esplanade. J’ai couru à l’air libre, sans m’arrêter. Il y a si longtemps que je n’ai pas vu la lumière du soleil que cela fait tourner ma tête, et j’entends les coups de mon cœur, dans mon cou, dans mes oreilles. Le ciel est d’un bleu intense, sans un nuage, tout brille dans l’air froid. J’ai couru jusqu’au grand mur de pierre, à la recherche d’une sortie. L’air froid brûle ma gorge et mon nez, fait pleurer mes yeux. Un instant, je me suis arrêtée pour regarder derrière moi. Mais personne n’avait l’air de me suivre. L’esplanade était vide, les hauts murs brillaient. C’était l’heure du repas, et tous les marins devaient être au réfectoire. Sans cesser de courir, j’ai longé le mur d’enceinte. Tout à coup, devant moi, il y a cette grande porte ouverte à deux battants, et l’avenue qui conduit à la mer. J’ai traversé la porte comme une flèche, sans savoir s’il y avait une sentinelle dans la guérite. Je cours, sans reprendre mon souffle, jusqu’au bout de l’avenue, là où il y a un fort, et des rochers qui surplombent la mer. Je suis maintenant dans les broussailles, jambes et mains griffées, je saute d’un rocher à l’autre. Je n’ai pas oublié depuis Saint-Martin, quand je remontais le torrent. En une seconde, je vois où je vais bondir, l’endroit où je vais pouvoir passer, les creux à éviter. Les rochers ensuite sont abrupts, et je dois ralentir. Je m’agrippe aux broussailles, je descends au fond des failles.
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