Quand j’arrive au-dessus de la mer, le vent souffle si fort que j’ai du mal à respirer. Le vent me pousse contre les rochers, siffle dans les broussailles. Je me suis arrêtée dans un creux de rocher, et la mer est juste sous moi. Elle est aussi belle qu’au port d’Alon, une étendue de feu, dure, lisse, avec, au loin, les masses noires des caps et des presqu’îles. Le vent tourbillonne à l’entrée de ma cachette, il gronde et se plaint comme un animal. En bas, l’écume jaillit contre les rochers, s’éparpille dans le vent. Il n’y a rien d’autre ici que le vent et la mer. Jamais je n’avais ressenti une telle liberté. Cela fait tourner la tête, cela fait frissonner. Alors je regarde la ligne de l’horizon, comme si notre navire devait arriver, sur le chemin enflammé que le soleil fait sur la mer. Par la pensée, je suis de l’autre côté du monde, j’ai franchi le vent et la mer, j’ai laissé derrière moi les tas noirs des caps et des îles où vivaient les hommes, où ils nous avaient emprisonnés. Comme un oiseau, j’ai glissé au ras de la mer, le long du vent, dans la lumière et la poussière de sel, j’ai aboli le temps et la distance, je suis arrivée de l’autre côté, là où la terre et les hommes sont libres, où tout est vraiment nouveau. Jamais je n’avais pensé à cela auparavant. C’est une ivresse, parce qu’en cet instant je ne pense plus à Simon Ruben, ni à Jacques Berger, ni même à ma mère, je ne pense plus à mon père disparu dans les hautes herbes, au-dessus de Berthemont, je ne pense plus au bateau, ni aux fusiliers marins qui me recherchent. Mais est-ce qu’on est vraiment à ma recherche ?
Est-ce que je n’ai pas disparu pour toujours, au-dessus de la mer, suspendue dans ma cachette de rochers, dans mon antre d’oiseau, le regard fixé sur la mer ? Mon cœur bat lentement, je ne sens plus la peur, je ne sens plus la faim, ni la soif, ni le poids de l’avenir. Je suis libre, j’ai en moi la liberté du vent, la lumière. C’est la première fois.
Je suis restée dans ma cachette tout le jour, à regarder le soleil qui redescend tranquillement vers la mer. Il n’y a personne. Il y a si longtemps que j’ai envie d’être vraiment seule, sans personne qui parle à côté de moi. Je pense à la montagne, à l’immense vallée, à la fenêtre de glace, quand je guettais le retour de mon père. C’est l’image que j’ai emportée avec moi, partout où j’allais, quand j’avais besoin de solitude. C’est l’image que je voyais, quand je restais enfermée dans la chambre sombre de la rue des Gravilliers, c’est elle qui apparaissait sur le papier peint du mur. Je me souviens encore. Mon père qui marche à travers les herbes, devant moi, et les cabanes de pierre où nous sommes arrivées, maman et moi. Le silence, le seul bruit du vent dans les herbes. Leur rire, tandis qu’ils s’embrassaient. Comme ici, le silence, le vent sifflant dans les broussailles, le ciel sans nuages, et le fond de la vallée, immense, brumeux, et les cônes des sommets qui émergent comme des îles. J’ai gardé cela avec moi, dans ma tête, tout le temps, dans le garage de Simon Ruben, dans l’appartement de la rue des Gravilliers, d’où nous ne sortions pas, même quand Simon Ruben disait que les Allemands ne reviendraient pas, qu’ils ne reviendraient jamais. Alors j’avais dans la tête cette montagne, cette pente d’herbes qui semblait aller jusqu’au ciel, et la vallée noyée de brume, les minces fumées des villages qui montaient dans l’air transparent, au crépuscule.
C’est cela dont je veux me souvenir, et non pas des bruits terribles, des coups de feu. Je marche comme dans un rêve, et maman me serre le bras, elle crie : « Viens, ma chérie, viens, sauve-toi ! sauve-toi ! » et elle m’entraîne vers le bas de la montagne, à toute vitesse à travers les herbes qui coupent mes lèvres, et je cours devant elle malgré mes genoux qui tremblent, en entendant sa drôle de voix qui chevrote, quand elle crie : « Sauve-toi ! Sauve-toi ! »
Ici, dans ma cachette, il me semble que pour la première fois je ne pourrai plus entendre ces bruits, ces mots, que je ne verrai plus ces images rêvées, parce que le vent, le soleil et la mer sont entrés en moi et ont tout lavé.
Je suis restée là, dans ma cachette au milieu des rochers, jusqu’à ce que le soleil soit tout près de l’horizon, et qu’il touche la ligne des arbres sur la presqu’île, de l’autre côté de la rade.
Alors, tout d’un coup, j’ai senti le froid. Il est tombé avec la nuit. Peut-être que c’était à cause de la faim et de la soif aussi, de la fatigue. J’ai l’impression que je n’ai jamais cessé de marcher et de courir, depuis le jour où nous sommes redescendues de la montagne à travers les hautes herbes qui coupaient mes lèvres et mes jambes, et que depuis ce jour mon cœur n’a pas cessé de battre trop vite et trop fort, de cogner dans ma poitrine comme un animal apeuré. Même dans l’appartement sombre de la rue des Gravilliers, je ne cessais pas de marcher et de courir, j’étais hors d’haleine. Le médecin qui est venu me voir s’appelait Rose, je n’ai pas oublié son nom, bien que je ne l’aie pas vu plus d’une fois, parce que j’entendais maman et l’oncle Simon Ruben dire son nom extraordinaire : « M. Rose a dit… M. Rose est allé… M. Rose pense que… » Quand il est venu, quand il est entré dans notre appartement misérable, j’ai cru que tout allait s’éclairer, briller. Pourtant, je n’ai pas été vraiment déçue quand j’ai vu que M. Rose était un petit bonhomme replet et chauve, avec d’épaisses lunettes de myope. Il m’a auscultée à travers ma combinaison, il a palpé mon cou et mes bras, et il a dit que j’avais de l’asthme, que j’étais trop maigre. Il a donné des pastilles d’eucalyptus pour l’asthme, il a dit à maman qu’il fallait que je mange de la viande. De la viande ! Est-ce qu’il se doutait que nous ne mangions que les légumes abîmés que maman allait glaner aux halles, et quelquefois seulement des pelures. Mais à partir de là, j’ai eu du bouillon fait avec les cous et les pattes que maman allait acheter deux fois par semaine. Après, je n’ai jamais plus revu M. Rose.
Je pense à cela, quand la nuit tombe sur la rade, parce qu’il me semble qu’ici, dans cette cachette, pour la première fois j’ai cessé de marcher et de courir. Mon cœur enfin s’est mis à battre tranquillement dans ma poitrine, je peux respirer sans difficulté, sans faire siffler mes bronches.
Ce sont les chiens qui m’ont réveillée, avant le jour. Les marins m’ont trouvée dans ma grotte, ils m’ont ramenée jusqu’à l’Arsenal. Quand je suis entrée dans la grande salle, maman s’est levée de son lit, elle est venue vers moi, elle m’a embrassée. Elle n’a rien dit. Je ne pouvais rien lui dire non plus, ni pourquoi, ni pardon. Je savais que jamais plus je ne connaîtrais une journée et une nuit comme celles-là. C’était resté en moi, avec la mer, le vent, le ciel. Maintenant, on pouvait me mettre en prison pour toujours.
Personne n’a rien dit. Mais les gens qui jusque-là m’ignoraient, maintenant me parlaient gentiment. Le Berger est venu s’asseoir à côté de moi, il me parlait avec une sorte de politesse qui me semblait bizarre. Il me semblait que là-bas, dans ma cachette dans les rochers, des années étaient passées. Maintenant nous restions à parler, toute la journée, assis par terre près des hautes fenêtres. Reb Joël est venu aussi avec nous, il parlait de Jérusalem, de l’histoire de notre peuple. J’aimais surtout quand il parlait de la religion.
Jamais mon père ni ma mère n’avaient parlé de religion. L’oncle Simon Ruben parlait parfois de la religion, des cérémonies, des fêtes, des mariages. Mais pour lui c’étaient des choses normales, qui ne faisaient pas peur, des choses sans mystère, des habitudes. Et si je lui posais une question sur la religion, il se mettait en colère. Il fronçait les sourcils, en me regardant de côté, et maman restait debout, comme si elle était coupable. C’est parce que mon père n’était pas croyant, qu’il était communiste, à ce qu’on dit. Alors l’oncle Simon Ruben n’osait pas faire venir le rabbin, et il parlait de la religion avec colère.
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