« Ainsi, premièrement, Elohim fit la personne du ciel, la personne de la terre. »
Je disais : « Des personnes ? Le ciel et la terre étaient des personnes ? »
« Oui, des personnes, les premières créatures, semblables à Elohim. »
Il lisait encore : « Car la terre était en train de naître et l’obscurité était dans le vide. » Il disait : « Elohim se servait du vide, le vide est le ciment de la terre, de l’existence. »
Il continuait : « Et le souffle du plus grand des êtres, Elohim, marchait et semait sur la surface des eaux. » Il disait : « Le souffle, l’haleine, sur le froid de l’eau. »
Il parlait du soleil, de la lune, c’étaient des contes. On ne pensait plus à l’ombre de la salle, au temps qui faisait tourner les fenêtres sur le sol.
C’était extraordinaire. Nous tous, Judith, même les jeunes enfants, nous comprenions aussitôt ce que voulaient dire ces paroles.
Il lisait encore : « Il dit, lui, le plus grand, la lumière sera. Et la lumière fut faite. Il vit, lui, le plus grand, comme c’était bien. Lui, le plus grand, il sépara la lumière de l’obscurité. » Il disait : « La lumière était ce qu’on pouvait connaître, et l’obscurité était le ciment de la terre. Alors l’un et l’autre étaient donnés pour toujours, séparés, et impossibles à garder ensemble. D’un côté l’intelligence, de l’autre le monde… »
« Alors lui, le plus grand des êtres, il donna comme nom à la lumière IOM, et à l’obscurité, LAYLA. » Nous entendions ces noms, les plus beaux noms que nous ayons jamais entendus. « IOM était comme la mer, sans limites, emplissant tout, donnant tout. LAYLA était le vide, le ciment du monde. » J’écoutais les mots de cette langue divine, qui résonnaient dans la prison. « Alors ce fut la fin du jour à l’ouest, et l’aube à l’est. IOM EHED. »
Quand Joël disait cela, Jour Un, c’était comme un frisson : le premier jour, le moment de la naissance.
« Alors il dit, le plus grand des êtres, il y aura une ouverture au centre des eaux. Et il fit, lui, le plus grand des êtres, cette rupture entre les eaux d’en bas et les eaux d’en haut. Cela fut fait. »
« Que sont les eaux d’en bas ? » Je demandais cela. Joël me regardait sans répondre. Enfin : « Attends, le livre ne parle pas sans raison. Écoute la suite : et il donna, lui, le plus grand des êtres, à cet espace le nom de SHAMAÏN, les cieux, les eaux d’en haut, et il y eut la nuit à l’ouest, l’aube à l’est. IOM SHENI. » Il attendait un bref instant, puis il reprenait : « Et il dit, lui, le plus grand des êtres, les eaux d’en bas seront conduites vers un seul point de rencontre, et on verra la terre. Et cela fut fait. »
« Pourquoi l’eau était-elle là d’abord ? »
« C’était le mouvement, avant l’immobilité, le premier mouvement de la vie. »
Je pensais à la mer qu’il faudrait traverser. La terre sans eau commencerait de l’autre côté. Joël lisait à nouveau, puis il traduisait :
« Et lui, le plus grand des êtres, il donna nom à la terre, ERETZ, et à l’eau qui bougeait il donna nom IAMMIM, l’eau sans fin, la mer. Et il vit, lui, le plus grand des êtres, que cela était bien. »
« Comment était Eretz ? » J’essayais d’imaginer les premières terres sorties de la mer, comme les îles sombres que j’avais vues, dans la tempête, sur le pont du Sette Fratelli.
« Comment le vois-tu ? » Joël se tournait vers moi, puis vers le Berger, et vers chacun de nous. Et comme personne ne disait rien :
« Tu vois, cela ne peut pas se dire… »
Il continuait : « Il dit, lui, le plus grand des êtres, sur la terre poussera l’herbe verte avec ses graines, chacune avec sa graine pour ensemencer la terre. Et cela fut fait. »
Il s’arrêtait : « Avez-vous pensé à cette graine ? »
Il disait : « Le mouvement qui unit la chaleur et le froid, qui unit l’intelligence et le monde. Le jour, la nuit, les graines, l’eau… Tout existait déjà… »
Il lisait les paroles du livre : « Et la terre fit pousser une herbe vive, chaque herbe avec sa graine, chaque herbe avec son fruit portant sa graine, selon l’espèce, et il vit, lui, le plus grand des êtres, que c’était bien. Et ce fut la nuit à l’ouest, et l’aube à l’est. IOM SHELISHI. »
La voix remue au fond de moi, elle touche mon cœur, mon ventre, elle est dans ma gorge et dans mes yeux. Cela me trouble tant que je m’éloigne un peu et que je me cache le visage dans le châle de maman. Chaque parole entre en moi pour briser quelque chose. La religion est ainsi. Elle brise des choses en vous, des choses qui empêchaient cette voix de circuler.
Chaque jour, depuis des semaines, dans cette prison, j’écoute la voix du maître. Avec les autres enfants, avec les femmes et les hommes, nous sommes assis sur le sol, et nous écoutons cet enseignement. Maintenant, je n’ai plus envie de m’enfuir, de courir dehors au soleil pour aller voir la mer. Ce que dit le livre a beaucoup plus d’importance que ce qu’il y a au-dehors.
Joël lisait : « Et il dit, lui, le seul, il y aura une lumière dans le vide du ciel, pour séparer le jour de la nuit, et les lumières pour représenter le futur, pour mesurer le passage du temps, pour mesurer le changement des êtres vivants. »
« Est-ce que c’était cela, le temps ? »
Mais Joël me regardait sans répondre. Il lisait :
« Et elles seront comme des lumières brillant dans le vide du ciel, pour illuminer la vie sur la terre. Et cela fut fait. »
Puis il se tournait vers moi pour répondre :
« Ce n’est pas le temps qu’Elohim donnait. C’était l’intelligence, le pouvoir de comprendre. Ce qu’on appelle aujourd’hui la science. Tout était prêt pour que la mécanique du monde puisse marcher. La science, c’était la clarté des étoiles… »
Jamais personne ne m’avait parlé des étoiles, depuis que mon père me les avait montrées, un soir, l’été de sa mort. Les étoiles fixes, et les étoiles filantes, qui glissaient comme des gouttes sur la surface de la nuit. Ainsi, il m’avait donné mon nom, étoile, petite étoile…
« Et il fit, lui, le seul, les grandes lumières sœurs, la plus grande, au centre, le signe du jour, et la plus petite, le signe de la nuit. Et toutes celles qui s’appelaient Chochabim, les étoiles. »
Joël refermait le Livre du Commencement, parce que la nuit tombait. Le silence entrait dans la salle comme un froid. Nous nous levions, les uns après les autres, chacun pour regagner son coin. Avec maman, j’allais m’asseoir sur mon lit, près du mur. « Maintenant, je sais que nous arriverons jusqu’à Jérusalem. » Je disais cela pour redonner du courage à maman, mais parce que j’y croyais aussi. « Quand nous saurons tout ce qu’il y a dans le livre, nous serons arrivées. » Maman souriait : « C’est une bonne raison pour le lire. » J’aurais voulu demander à maman pourquoi mon père ne m’avait jamais lu le livre, pourquoi il préférait me lire les romans de Dickens. Peut-être qu’il voulait que je le trouve moi-même, le jour où j’en aurais vraiment besoin. Alors tout ce qu’il m’avait expliqué, et tout ce qu’on m’avait enseigné à l’école, jusqu’à présent, tout cela devenait clair et vrai, tout devenait facile à comprendre. C’était devenu réel.
L’avocat est venu nous voir dans notre prison. Il est arrivé tôt ce matin, avec un cartable plein de papiers, et il est resté une bonne partie de la journée, dans la grande salle, à parler avec les gens. Il a même mangé avec nous, quand les fusiliers marins ont apporté le repas, des pommes de terre bouillies et de la viande. Les vieux Juifs ne voulaient pas manger la viande, parce qu’ils disaient qu’elle n’était pas bonne, mais les femmes et les enfants ont mangé sans les écouter. Le Berger disait que l’important, c’était de vivre, pour avoir la force d’être libres et d’aller jusqu’à Jérusalem. L’avocat est venu parler aussi avec maman, et avec Jacques Berger, et à la mère de Judith qui était avec nous. L’avocat était un homme plus très jeune, vêtu d’un complet gris, avec des cheveux bien coiffes et une petite moustache. Il avait une voix très douce, et des yeux gentils, et maman était bien contente de pouvoir parler avec lui. Il a posé quelques questions à maman, pour savoir d’où on venait, qui on était, et pourquoi on avait décidé de partir pour Jérusalem. Il notait les noms et les réponses sur un cahier d’écolier, et quand il a su que mon père était mort pendant la guerre, à cause des Allemands, et qu’il était dans les maquis, il a écrit tout cela avec soin dans le cahier. Il a dit qu’on ne pouvait pas rester ici, dans cette prison. Pour Jacques Berger, et pour la mère de Judith, il a noté aussi leurs noms, et il a examiné tous les papiers avec soin, parce qu’on les lui avait donnés, au quartier général, avant qu’il ne vienne. Ensuite il a rendu à chacun ses papiers, sa carte d’identité ou son passeport. Les gens l’ont entouré, et il a serré la main à chacun. Les hommes et les femmes se pressaient autour de lui, ils lui posaient des questions, ils demandaient quand on allait être libérés, si on allait nous renvoyer à Paris. Ceux qui venaient de Pologne surtout cherchaient à savoir, les femmes parlaient toutes à la fois. Alors il a demandé le silence, et il a dit à voix forte, pour que chacun puisse entendre, et ceux qui ne parlaient pas le français se faisaient traduire en même temps ses paroles : « Mes amis, n’ayez aucune crainte, mes chers amis. Tout va s’arranger, vous allez bientôt être libres. Je vous le promets, vous n’avez rien à craindre. » Les voix disaient autour de lui : « Et le bateau ? Est-ce qu’on va pouvoir reprendre le bateau ? » Il y avait un brouhaha, avec ce mot de bateau, et l’avocat a dû parler encore plus fort. « Oui, mes amis, vous allez pouvoir continuer votre voyage. Le bateau est prêt à partir. Le commandant Frullo a fait installer les canots de sauvetage qui manquaient, et je vous promets… Je vous promets que vous pourrez reprendre votre voyage dans un ou deux jours. » Quand l’avocat est parti, la nuit tombait déjà. Il a serré encore les mains de tout le monde, même celles des petits enfants.
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