Le miracle a lieu : du Sette Fratelli se détache un canot à rames, monté par deux marins. Il glisse sur l’eau calme du port, et aborde la plage, salué par les cris des enfants. Un des marins saute à terre. Les enfants se sont tus, un peu effrayés. Le marin nous regarde un instant, les femmes encore à genoux, les vieux Juifs dans leurs manteaux noirs, avec leurs parapluies. Il a un visage rouge, des cheveux rouges collés par le sel. Les sept frères ne sont pas enfants de Jacob.
La tempête revient quand nous sommes tous dans le ventre du bateau. Par les écoutilles, je regarde le ciel tourner, les nuages se refermer. Les voiles grises (vues de près elles ne paraissent pas aussi blanches) claquent dans le vent. Elles se tendent en vibrant, puis elles retombent, en faisant des détonations, comme si elles allaient se déchirer. Malgré le moteur qui gronde dans la soute, le Sette Fratelli peine, il est penché sur le côté, si bas que tout le monde doit s’accrocher aux membrures pour ne pas culbuter. Je m’allonge à côté de maman sur le plancher, les pieds calés contre les valises. La plupart des passagers sont déjà malades. Dans la pénombre de la cale, je vois leurs formes étendues par terre, leurs visages blafards. Le Berger doit être malade, lui aussi, parce qu’il a disparu. Ceux qui peuvent se sont penchés vers le fond de la cale, au-dessus des gouttières, et vomissent. Il y a des enfants qui pleurent, d’une drôle de voix faible et aiguë qui se mêle aux grincements de la coque et au sifflement du vent. On entend des bruits de voix aussi, des murmures, des invocations, des plaintes. Je crois que tous regrettent maintenant d’avoir été pris au piège de ce bateau, de cette coque de noix emportée par la mer. Maman, elle, ne se plaint pas. Quand je la regarde, elle a un vague sourire, mais son visage est couleur de terre. Elle essaie de parler, elle dit : « Étoile, petite étoile », comme autrefois mon père. Mais l’instant d’après, je dois l’aider à ramper jusqu’à la gouttière. Elle s’étend ensuite, toute froide. Je serre très fort sa main dans la mienne, comme elle faisait autrefois, quand j’étais malade… Sur le pont, les matelots courent pieds nus dans la tempête, ils crient et jurent en italien, ils se débattent et s’agitent comme si c’était un cheval fou.
Le moteur a cessé de tourner, mais je ne m’en aperçois pas tout de suite. Le navire tangue et roule de façon effrayante, et soudain je pense qu’on va naufrager. Je ne peux pas supporter de rester enfermée dans cette situation. Malgré les interdictions, malgré les rafales de vent et de pluie, je pousse l’écoutille et je mets la tête dehors.
Dans la lueur de la tempête, je vois la mer qui court vers le navire, explose en trombes d’écume. Le vent est devenu un monstre visible, il cogne contre les voiles, les secoue, il appuie sur les deux mâts et fait basculer le navire. Le vent tourbillonne, il m’étouffe, fait pleurer mes yeux. J’essaie de résister, pour voir la mer, si belle, terrifiante. Un marin m’a fait signe de redescendre dans la cale. C’est un jeune garçon aux cheveux très noirs, c’est lui qui nous a installés dans la cale quand nous sommes montés à bord. Il parle le français. Il s’approche, agrippé au garde-corps, il est trempé de la tête aux pieds. Il crie : « Descendez ! Descendez ! C’est dangereux ! » Je lui fais signe que non, que je ne veux pas, que je vais être malade en bas, que je préfère rester sur le pont. Je lui dis qu’on va sûrement mourir, que je veux voir la mort en face. Il me regarde fixement : « Vous êtes folle ? Descendez, ou je vais le dire au capitaine. » Je crie, contre le vent, contre le bruit de la mer : « Laissez-moi ! Nous allons tous mourir ! Je ne veux pas descendre ! » Le jeune garçon montre une tache sombre sur la mer, à l’avant du bateau. Une île. « Nous allons là ! Nous allons attendre la fin de la tempête ! Nous n’allons pas mourir ! Alors, descendez dans la cale ! » L’île est devant nous, à moins de deux cents mètres. Déjà elle protège le navire, le vent cesse d’appuyer sur les mâts. L’eau ruisselle sur le pont, coule à torrents le long des bordages, dégouline des voiles qui pendent sur les vergues. Tout d’un coup, il y a le silence, avec le fracas de la mer qui sonne encore dans nos oreilles. « Alors c’est vrai, on ne va pas mourir ? » J’ai dit cela d’un tel air que le jeune marin éclate de rire. Il me repousse gentiment vers l’écoutille, tandis que les autres matelots apparaissent, épuisés. Au-dessus de nous le ciel est couleur d’incendie. « Comment s’appelle cette île ? Est-ce que nous sommes déjà en Italie ? » Le jeune garçon dit seulement : « C’est l’île de Port-Cros, en France, mademoiselle. C’est la baie de Port-Man. » Alors je redescends dans le ventre du navire. Je sens l’odeur fade, la peur, la détresse. À tâtons dans la pénombre, je cherche le corps de maman. « C’est fini. Nous sommes arrivés à Port-Man. C’est notre première escale. » Je dis cela, comme si nous étions en croisière. Je suis épuisée. À mon tour, je me couche sur le plancher. Maman est à côté de moi, elle appuie la paume de sa main sur mon front. Je ferme les yeux.
Nous sommes devant Port-Man depuis un jour et une nuit déjà, sans rien faire. Le navire tourne lentement sur ses amarres, dans un sens, puis dans l’autre. La cale résonne des bruits des outils en train de réparer le moteur. Malgré l’interdiction du capitaine (un gros homme chauve qui a l’air de tout sauf d’un homme de la mer), je monte à chaque instant sur le pont avec les autres enfants. Je suis mince, et avec mes cheveux courts, j’imagine que je passe pour un garçon. Nous allons à la poupe, au milieu des cordages. Je m’assois et je regarde la côte noire de l’île, sous le ciel de tempête. Le rivage est si proche que je n’aurais aucun mal à l’atteindre à la nage. Dans la baie de Port-Man, l’eau est lisse et transparente, malgré le ciel de pluie et les coups de vent.
Le jeune marin italien vient s’asseoir à côté de moi. Il me parle tantôt en français, tantôt en anglais, avec quelques mots d’italien aussi. Il m’a dit qu’il s’appelle Silvio. Il m’a offert une cigarette américaine. J’ai essayé de fumer, mais c’est âcre et sucré, et cela me fait tourner la tête. Ensuite il a sorti de la poche de sa veste une tablette de chocolat, et pour moi il en a cassé une barre. Le chocolat est doux et amer à la fois, je crois que je n’ai jamais rien mangé de tel. Le jeune garçon fait tout cela sérieusement, sans sourire, en surveillant l’échelle de la passerelle, par où le commandant peut venir. « Pourquoi ne laissez-vous pas les gens monter sur le pont ? » Je demande cela lentement, en le regardant. « On est très mal en bas, on étouffe, il n’y a pas de lumière. Ce n’est pas humain. » Silvio a l’air de réfléchir. Il dit : « Le commandant ne veut pas. Il ne veut pas qu’on voie qu’il y a des gens dans le bateau. C’est interdit. » Je dis : « Mais on ne fait rien de mal. On part pour notre pays. » Il tire nerveusement sur sa cigarette. Il regarde du côté de l’île, la forêt sombre et la petite plage blanche. Il dit : « Si les douaniers viennent, ils arrêteront le navire. On ne pourra plus partir. » Il jette sa cigarette à la mer et se lève : « Maintenant, il faut que vous redescendiez dans la cale. » J’appelle les enfants, et nous rentrons à l’intérieur du bateau. Dans la cale, il fait chaud et sombre. On entend un brouhaha de voix. Maman serre mon bras, elle a des yeux fiévreux. « Qu’est-ce que tu faisais ? Avec qui tu parlais ? » Les hommes parlent fort, à l’autre bout de la cale. Il y a de la colère, ou de la peur dans leurs voix. Maman murmure : « Ils disent qu’on ne va pas continuer, qu’on nous a trompés, qu’on va nous débarquer ici. »
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