Mais cela ne dura qu’un bref instant, parce que tout d’un coup la porte de l’église s’ouvrit, et la voix de l’appariteur éclata. L’homme habillé de noir tenait Brao par le col de son tablier, Brao criait : « Elena ! Elena ! » Esther avait honte, elle aurait dû rester, aider Brao, mais elle a eu peur et elle s’est sauvée en courant. Quand elle est arrivée à la pension, elle s’est enfermée dans la chambre, mais même là, elle croyait entendre Brao qui criait son nom, et le bruit des galoches des maudits orphelins qui marchaient au pas vers l’église. Comme chaque soir, ils entraient dans la grotte sombre, ils s’asseyaient sur les bancs grinçants, les filles à gauche, les garçons aux crânes rasés à droite, dans leurs vieux tabliers gris usés aux coudes, et Brao était avec eux, l’épaule encore endolorie des coups qu’il avait reçus.
C’était la fin de l’été, on savait que les Allemands avaient commencé leur retraite, qu’ils repartaient vers le nord. Brao parlait de cela, et les gens aussi, au restaurant de la pension Passagieri, ils parlaient des hommes de Giustizia e Liberté, qui s’étaient rencontrés à la Madone du Coletto, au-dessus de Festiona. Elizabeth avait serré Esther très fort contre elle, sa voix était changée, elle n’arrivait pas bien à expliquer. « Nous allons bientôt rentrer, tout est fini, nous irons bientôt en France. » Mais Esther la regardait durement. « Alors, demain on s’en va ? » Elizabeth lui faisait signe de se taire. « Non, Hélène, il faut attendre, pas encore maintenant. » Elle faisait semblant de ne pas comprendre, comme si rien ne s’était passé, comme si tout était normal, elle ne voulait même plus dire « Esther », c’était un nom qui lui faisait peur. Esther se dégageait, elle sortait de la petite chambre, elle descendait dans la cour, elle s’éloignait du côté des champs. Elle avait mal au cœur, elle sentait un nerf qui frémissait dans sa poitrine.
Le lendemain matin, de bonne heure, Esther est partie vers le Coletto. Elle a commencé à marcher sur la route de terre. La montagne était haute devant elle, couverte de mélèzes rouillés par l’automne. Tout de suite après les dernières maisons de Festiona, la route montait en lacets.
Il y avait maintenant un an, Esther et Elizabeth avaient descendu cette même route, en arrivant de Valdieri. C’était si loin, et pourtant Esther avait l’impression qu’elle mettait ses pieds exactement sur ses traces. Il n’avait pas plu depuis le commencement de l’été. La route s’effritait, les pierres roulaient, il y avait beaucoup d’herbe sèche sur les talus. Esther coupait entre les lacets par des raccourcis à travers les broussailles. Elle montait sans regarder en arrière, en s’accrochant aux arbustes. Son cœur cognait fort dans sa poitrine, elle sentait les gouttes de sueur qui mouillaient sa robe sur son dos, qui piquaient sous ses aisselles.
Il n’y avait pas de bruit dans la forêt, seulement de temps en temps les cris des corbeaux invisibles. La montagne était belle et solitaire, le soleil du matin faisait briller les aiguilles des mélèzes, exaltait l’odeur des buissons.
Esther pensait à la liberté. Giustizia e Libertà. Brao disait qu’ils étaient là, en haut de cette montagne, qu’ils se retrouvaient près de la chapelle. Peut-être qu’elle pourrait leur parler, peut-être qu’ils savaient quelque chose, qu’ils avaient des nouvelles de Saint-Martin. Peut-être qu’elle pourrait partir avec eux, franchir les montagnes, et là-bas il y aurait Tristan, et Rachel, et Judith, et tous les gens du village, les vieux emmitouflés dans leurs caftans et les femmes vêtues de leurs longues robes, avec leurs cheveux cachés par des foulards. Il y aurait les enfants, aussi, tous les enfants en train de courir sur la place autour de la fontaine, ou bien cavalcadant le long de la rue du ruisseau, jusqu’aux champs d’herbes au bord de la rivière. Mais elle ne voulait plus penser à tout cela. Elle voulait aller plus loin, prendre le train pour Paris, aller jusqu’à l’océan, en Bretagne peut-être. Avant, elle parlait souvent de la Bretagne avec son père, il lui avait promis qu’il l’emmènerait. C’était pour cela qu’elle escaladait cette montagne, pour être libre, pour ne plus penser. Quand elle serait avec les gens de Giustizia e Libertà, elle n’aurait plus besoin de penser à rien, tout serait différent.
Un peu avant midi, Esther est arrivée au sanctuaire. La chapelle était abandonnée, la porte fermée, les fenêtres avaient des carreaux cassés. Sous le porche, il y avait des traces de feu. Des gens avaient mangé là, avaient dormi peut-être. Il restait des morceaux de carton, des brindilles sèches. Esther a grimpé jusqu’à la fontaine, au-dessus du sanctuaire, et elle a bu l’eau très froide. Puis elle s’est assise pour attendre. Son cœur battait fort. Elle avait peur. Tout était silencieux, seulement le bruit léger du vent dans les mélèzes, mais peu à peu Esther percevait d’autres bruits, des craquements dans les pierres, des frôlements dans les broussailles, ou bien le passage bref d’un insecte, un cri lointain d’oiseau dans les fourrés. Le ciel était très bleu, sans nuages, le soleil brûlait.
Tout d’un coup, Esther n’a pas pu attendre davantage. Elle a commencé à courir, comme autrefois sur la route de Roquebillière quand Gasparini l’avait emmenée voir la moisson des blés et qu’elle avait senti un vide entrer en elle, la peur de la mort. Elle a couru sur la route de Valdieri, jusqu’à la grande courbe d’où on voyait la vallée, et là, elle s’est arrêtée, à bout de souffle. Devant elle, elle pouvait tout voir, comme si elle était un oiseau.
La vallée de Valdieri était éclairée par le soleil, elle reconnaissait chaque maison, chaque sentier, jusqu’au village d’Entracque par où elle était arrivée avec Elizabeth. C’était une grande brèche par où soufflait le vent.
Alors elle s’est assise par terre, au bord de la route, et elle a regardé au loin, du côté des montagnes. Les cimes étaient aiguës, elles griffaient le ciel, leur ombre s’étendait sur les pentes rouillées jusqu’à la vallée. Tout à fait au fond, la glace brillait comme un joyau.
Il y avait un an, Esther et Elizabeth avaient franchi ces montagnes avec tous les gens qui fuyaient les Allemands. Esther se souvenait de chaque instant et, pourtant, cela lui semblait très lointain, comme dans une autre vie. Tout avait changé. Maintenant, ce qu’il y avait de l’autre côté de la montagne était devenu impossible. Peut-être qu’il ne restait rien.
Cela faisait un trou au centre d’elle, une fenêtre par où passait le vide. C’était cela qu’elle avait vu, elle s’en souvenait, quand elle s’était approchée de la montagne, avant de passer le col. Une fenêtre irréelle, où brillait le ciel. Mais c’était peut-être un rêve qu’elle avait fait, juste avant que les nuages ne se referment sur Elizabeth et sur elle et ne les enfoncent dans l’oubli, à Festiona. Alors les combattants de Giustizia e Libertà ne pouvaient plus rien, est-ce qu’on se libère des ombres ?
Le soleil descendait vers les hautes montagnes, elle sentait sur son visage la marche vers les ténèbres. Là-bas, il y avait cette montagne que les gens appelaient justement de ce nom, le mont Tenebre.
Esther s’efforçait de ne pas détacher son regard du fond de la vallée, le passage au milieu des glaces. L’ombre s’étendait lentement, recouvrait la vallée, noyait les villages. Maintenant Esther entendait les bruits de la vie, les aboiements des chiens, les tintements des cloches, même les cris des enfants. L’odeur de la fumée était apportée par le vent. C’était un jour comme un autre, en bas. Personne ne pensait à la guerre.
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