Quand nous avons débarqué à Marseille, un peu avant minuit, personne ne nous a rien dit, mais c’est une rumeur qui est allée de l’un à l’autre, le long du quai : il n’y aura pas de train avant trois ou quatre heures du matin, pour la direction de Toulon. Peut-être qu’il faudra passer toute la nuit sur les quais à attendre, mais quelle importance ? Le temps a cessé d’exister pour nous. Nous voyageons, nous sommes dehors depuis si longtemps, dans un monde où il n’y a plus de temps.
Je l’ai vu, alors, sur le même quai, sous la grande horloge qui ressemble à une lune blafarde. Il était sur le quai de la gare, à Paris, avant le départ du train, il y a si longtemps que j’ai l’impression que cela fait des semaines. Il remontait à travers la foule au moment où le train entrait dans la gare, avec le fracas de la vapeur qui fusait et le crissement des freins. Il était grand, maigre, avec ces cheveux et cette barbe d’or qui lui donnent l’air d’un berger. Je dis cela, parce que maintenant je sais qu’il s’appelle comme cela, Jacques Berger. Alors je lui ai donné ce surnom, le Berger.
Il remontait la foule en cherchant du regard, quelque chose, quelqu’un, un parent, un ami. Quand il est arrivé à ma hauteur, son regard s’est arrêté sur moi, si longuement que j’ai dû détourner le mien, et pour qu’il ne me voie pas rougir je me suis penchée vers ma valise comme si je cherchais quelque chose.
Je l’avais oublié, pas tout à fait oublié, mais le train, le bruit des bogies, les cahots, et maman qui dormait comme une enfant malade, allongée par terre à côté de la porte des W.-C., tout ça m’empêchait de penser à qui que ce soit. D… ! Je hais bien les voyages ! Comment peut-on prendre le train ou le bateau pour son plaisir ! J’aimerais rester toute ma vie au même endroit, à regarder passer les jours, passer les nuages, les oiseaux, à rêver. À l’autre bout du quai comme à Paris, le Berger en question est debout, comme s’il attendait quelqu’un, un parent, un ami. Malgré la distance, je vois son regard dans l’ombre des orbites.
Puisque nous devons peut-être attendre toute la nuit sur ce quai, autant s’organiser. J’ai mis les deux valises à plat, et maman est assise par terre, le haut de son corps appuyé sur les valises. Je compte bien l’imiter tout à l’heure. Quand tout cela finira-t-il ? Il me semble aujourd’hui que je n’ai jamais cessé de voyager depuis que je suis née, dans les trains, dans les autocars, sur les routes de montagne, et puis allant d’un logement à un autre, à Nice, à Saint-Martin, à Festiona puis Nice encore, et Orléans, Paris jusqu’à ce que la guerre soit finie. C’est là que j’ai compris que je ne pourrai jamais cesser de voyager, que je n’aurai jamais de repos. Je voudrais ne plus pouvoir penser à Saint-Martin, à Berthemont. Maman a dit un jour que ces noms-là étaient des noms maudits, qu’on ne devait plus les dire. Plus y penser même.
Le Berger m’a parlé tout à l’heure, quand je revenais des toilettes de la gare. Je passais sous la pendule, et il était là, assis sur sa valise au milieu des gens couchés. À côté de lui, il y avait le groupe des Juifs habillés de noir, en train de bavarder et de fumer. Il m’a dit : « Bonjour mademoiselle », avec sa voix un peu grave. Il m’a dit : « C’est long, d’attendre sur un quai », et : « Vous n’avez pas trop froid ? » avec un accent de Parisien, je crois. J’ai vu qu’il avait une petite cicatrice près de la lèvre, j’ai pensé à mon père. Je ne sais plus ce que j’ai dit, peut-être que je suis repartie sans répondre, la tête baissée, parce que j’étais si lasse, si désespérément fatiguée. Je crois que j’ai grogné quelque chose de désagréable, pour pouvoir m’en aller plus vite, m’installer le buste appuyé contre les valises, les jambes repliées de côté, le plus près possible de maman. Je crois que je n’avais jamais encore pensé qu’elle pouvait mourir.
Les nuits sont longues, quand il fait froid et qu’on attend un train. Je n’ai pas pu dormir un instant, malgré la fatigue, malgré le vide qui était autour de moi. Je regardais sans cesse autour de moi, comme pour m’assurer que rien n’avait changé, que tout continuait d’être réel. Je regardais cela, la gare immense avec sa verrière où ruisselait la pluie, les quais dont l’extrémité se perdait dans la nuit, les halos autour des réverbères, et je pensais : je suis ici, voilà. Je suis à Marseille, c’est la dernière fois de ma vie que je vois cela. Je ne dois pas l’oublier, jamais, même si je dois vivre aussi vieille que M med’Aleu, la vieille dame aveugle qui partage notre appartement au 26 de la rue des Gravilliers. Je ne dois jamais rien oublier de tout cela. Alors, je me redressais un peu, en m’appuyant sur les vieilles valises, et je regardais les corps étendus sur le quai, contre les murs, et les gens qui somnolaient assis sur les bancs, enveloppés dans leurs couvertures, et on aurait dit des dépouilles, des habits jetés. Mes yeux brûlaient, je sentais un vertige dans ma tête, j’entendais le bruit des respirations, lourd, profond, et je sentais les larmes couler sur mes joues, le long de mon nez, goutter sur la valise, sans comprendre pourquoi elles sortaient de mes yeux. Maman bougeait un peu dans son sommeil, elle geignait, et je lui caressais les cheveux comme on fait à un enfant pour qu’elle ne se réveille pas. Là-bas, la pendule montrait sa face blafarde, sa face de lune, où les heures avançaient si lentement : une heure, deux heures, deux heures et demie. J’essayais d’apercevoir le Berger, au bout du quai, sous la pendule, mais il avait disparu. Lui aussi était devenu une dépouille, un haillon jeté. Alors, la joue appuyée contre la valise, je pensais à tout ce qui était arrivé, à tout ce qui allait advenir, comme cela, lentement, en suivant un chemin au hasard, comme quand on écrit une lettre. Je pensais à mon père, quand il était parti, la dernière image que j’avais gardée de lui, grand, fort, son visage doux, ses cheveux bouclés très noirs, son regard, comme s’il voulait s’excuser, comme s’il avait fait une bêtise. Un instant, il était là, il m’embrassait, il me serrait fort contre lui, à me faire perdre le souffle, et je riais en le repoussant un peu. Puis il était parti, pendant mon sommeil, laissant seulement l’image de ce visage sérieux, de ces yeux qui voulaient se faire pardonner.
Je pense à lui. Quelquefois je fais semblant de croire que c’est lui que nous allons retrouver, au bout de ce voyage. Il y a longtemps que je me suis entraînée à faire semblant, jusqu’à ce que j’y croie. C’est difficile à expliquer. C’est comme le courant qui passe de l’aimant à la plume de fer. Un moment la plume bouge, frémit. L’instant d’après, si vite qu’on n’a rien pu voir, la plume est collée à l’aimant. Je me souviens, quand j’avais dix ans, c’était au début de la guerre, quand nous avions fui Nice, vers Saint-Martin, cet été-là mon père m’avait emmenée en bas de la vallée voir les moissons, peut-être à l’endroit même où j’étais retournée trois ans après avec le jeune Gasparini. Nous avions fait tout le chemin dans la charrette à cheval, et mon père avait aidé les fermiers à faucher, et à lier les bottes de blé. Moi je restais près de lui, derrière lui, je respirais l’odeur de sa sueur. Il avait enlevé sa chemise et je voyais les muscles tendus de chaque côté de son dos sous la peau blanche, comme des cordes. Tout d’un coup, malgré le soleil, malgré les cris des gens et l’odeur du blé coupé, j’avais compris que ça allait finir, j’avais pensé cela très fort, que mon père devrait s’en aller, pour toujours, comme nous aujourd’hui. Je m’en souviens, cette idée-là est venue tranquillement, en faisant à peine un petit bruissement, et d’un seul coup elle a fondu sur moi, elle m’a serré le cœur dans sa griffe, et je n’ai plus pu faire semblant de rien. Saisie d’horreur, j’ai couru sur le chemin au milieu des blés, sous le ciel bleu, je me suis échappée aussi vite que j’ai pu. Je ne pouvais plus crier, ni pleurer, je ne pouvais que courir de toutes mes forces, en sentant cette étreinte qui broyait mon cœur, qui m’étouffait. Mon père s’est mis à courir derrière moi, il m’a rattrapée sur la route, il m’a soulevée, arrachée du sol, je m’en souviens, et moi je me débattais, il m’a serrée contre sa poitrine, cherchant à calmer mes sanglots sans larmes, mes hoquets, en caressant mes cheveux et ma nuque. Ensuite il ne m’a jamais posé aucune question, il ne m’a pas fait de reproches. Aux gens, qui demandaient ce qui s’était passé, il a dit seulement, rien, rien du tout, elle a eu peur. Mais j’ai vu dans ses yeux qu’il avait compris, qu’il avait senti cela aussi, le passage de cette ombre froide, malgré la belle lumière de midi et l’or des blés.
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