Au loin, la cime du Gelas semblait de plus en plus éloignée, elle flottait au-dessus de la brume, légère comme un nuage. Esther regardait, le soleil se rapprochait inévitablement des montagnes. Elle pensait à Elizabeth, en bas, à Festiona. Elle avait dû enfiler le chandail sur sa robe-tablier, à cause du froid de la nuit qui arrivait déjà. Brao devait guetter sur la place, c’était l’heure où les enfants de l’asile se préparaient à marcher vers l’église. Encore quelques minutes, Esther regardait la vallée de Valdieri, l’arête aiguë des glaciers, comme si quelqu’un allait venir, descendre des cimes et marcher jusqu’aux villages enfumés, un homme très grand qui traverserait les torrents et les champs d’herbes, le dos contre le soleil, et elle sentirait enfin son ombre sur elle.
Port d’Alon, décembre 1947
J’ai dix-sept ans. Je sais que je vais quitter ce pays, pour toujours. Je ne sais pas si j’arriverai là-bas, mais nous allons bientôt partir. Maman est assise contre moi, dans le sable, à l’abri du cabanon en ruine. Elle dort, et moi j’attends. Nous sommes enveloppées dans la couverture militaire que nous a donnée l’oncle Simon Ruben avant notre départ. C’est une couverture de l’armée américaine, dure et imperméable, à laquelle il tenait beaucoup. Simon Ruben est l’ami de maman, il est mon ami aussi. C’est lui qui s’est occupé de tout pour notre voyage. Après la guerre, quand nous sommes venues à Paris, sans mon père, Simon Ruben nous a recueillies. Il était ami avec mon père, il le connaissait bien, et c’est pour cela qu’il nous a recueillies. D’abord il nous a logées dans un garage, parce qu’il n’était pas sûr que la guerre était finie, et que les Allemands n’allaient pas revenir. Puis, quand il a compris que c’était vraiment fini, qu’il n’y avait plus de raison de se cacher, il nous a laissé la moitié d’un appartement qu’il avait dans la rue des Gravilliers, et dans l’autre moitié il y avait une vieille dame aveugle, qui s’appelait M med’Aleu, et c’est là que nous avons habité. Mais maintenant, il n’y a plus d’argent, et nous ne savons pas où aller. Il n’y a plus de place pour nous, nulle part. Simon Ruben a dit à maman que ce n’était pas pour l’argent, mais pour notre vie, pour qu’on oublie. Il a dit : « Est-ce qu’il ne faut pas oublier ce que la terre a recouvert ? » Il a dit cela, je m’en souviens très bien, et moi je n’avais pas compris ce qu’il voulait dire. Il tenait les mains de maman, il était penché sur la table, il avait son visage tout près de celui de maman, et il disait, il répétait : « Il faut partir pour oublier ! Il faut oublier ! » Je ne comprenais pas ce qu’il voulait dire, ce qu’il fallait oublier, ce que la terre avait recouvert. Maintenant je sais qu’il voulait dire mon père, c’était cela qu’il disait, mon père avait été recouvert par la terre, et il fallait bien l’oublier. Je me souviens de l’oncle Simon Ruben, de sa figure vieillie et bouffie tout près de maman, elle si belle, pâle et fragile, si jeune. Je me souviens de son visage avec l’ombre de ses grands yeux aux cils très noirs. Même à moi qui étais son enfant elle me paraissait jeune et fragile comme une petite fille. Je crois qu’elle pleurait. Ici, nous sommes arrivées ici dans la pénombre de l’aube, après avoir marché dans la nuit, sous la pluie, depuis la gare de Saint-Cyr, nous avons marché en écoutant le bruit du vent dans la forêt, un bruit de souffle, le vent qui nous chassait vers la mer. Combien d’heures avons-nous marché, sans parler, à l’aveuglette, guidées par la mince lumière de la torche électrique, trempées par la pluie froide ? Par instants, la pluie cessait, on n’entendait plus le vent. Le chemin boueux sinuait à travers les collines, descendait au fond des vallées. Au point du jour, nous sommes entrées dans la forêt de pins maritimes géants, au fond d’une vallée. Les troncs des arbres étaient debout dans la lueur vague de la mer, et cela faisait battre notre cœur, comme si nous étions en train de marcher dans un pays inconnu. L’homme qui nous guidait a installé tout le monde auprès des ruines d’un cabanon, et il est reparti. Maman s’est assise par terre, dans le sable, en se plaignant de ses jambes, en reniflant un peu.
Nous attendons dans la pénombre de l’aube. Le vent souffle par rafales, un vent froid qui cherche à percer la carapace mouillée de la couverture. Maman est serrée contre moi. Elle s’est endormie presque tout de suite. Je ne bouge pas, pour ne pas la réveiller. Je suis si fatiguée.
Le voyage en train, depuis Paris. Les wagons étaient bondés, il n’y avait aucune place assise. Maman s’est allongée par terre sur un carton, dans le couloir, devant la porte des W.-C., et moi je suis restée debout le plus longtemps que j’ai pu, pour surveiller nos valises. Nos deux valises sont renforcées avec de la ficelle. Dedans sont tous nos trésors. Nos vêtements, nos affaires de toilette, nos livres, nos photos, des souvenirs. Maman a pris deux kilos de sucre, parce qu’elle dit que ça doit sûrement manquer là-bas. Moi, je n’ai pas beaucoup d’habits. J’ai pris ma robe d’été en percale blanche, des gants, des chaussures de rechange, et surtout les livres que j’aime, les livres que mon père nous lisait quelquefois, le soir, après le dîner, Nicolas Nickleby, et Les aventures de M. Pickwick. Ce sont les livres que je préfère. Quand j’ai envie de pleurer, ou de rire, ou de penser à autre chose, il suffit que je prenne un de ceux-là, que j’ouvre au hasard, et tout de suite je trouve le passage qu’il me faut.
Maman, elle, n’a pris qu’un seul livre. L’oncle Simon Ruben a donné à maman, avant qu’elle ne s’en aille, le Livre du Commencement, Sefer Berasith, c’est comme cela qu’il s’appelle. Maman s’est endormie sur le sol crasseux du couloir du wagon, malgré les secousses des bogies et la porte des W.-C. qui battait près de sa tête, et l’odeur… De temps en temps, il y a quelqu’un qui a besoin d’utiliser les W.-C., et qui arrive au bout du couloir. Quand il voit maman endormie par terre sur son carton, il retourne, il va chercher ailleurs. Mais il y en a quand même un qui a voulu entrer. Il s’est planté devant maman, et il a dit : « Pardon ! » comme si elle allait tout de suite se réveiller et se relever. Elle a continué à dormir, alors il a crié plusieurs fois, de plus en plus fort : « Pardon ! Pardon ! Pardon ! » Puis il s’est penché pour la tirer de côté. Alors je ne sais pas ce qui m’a pris, mais je n’ai pas pu le supporter, non, ce gros homme sans pitié qui allait réveiller maman pour pouvoir aller tranquillement aux cabinets. J’ai sauté sur lui, et j’ai commencé à le bourrer de coups de poing et à le griffer, mais sans dire un mot, sans crier, avec les mâchoires serrées et des larmes dans les yeux. Lui, s’est reculé comme si un chat enragé s’était jeté sur lui, il m’a repoussée, et il s’est mis à crier, avec une drôle de voix aiguë, pleine de colère et de peur : « Vous allez avoir de mes nouvelles ! Vous allez voir ça ! » Et il est parti. Alors je me suis couchée par terre moi aussi, à côté de maman qui ne s’était même pas réveillée, je l’ai enlacée et j’ai dormi un peu, d’un sommeil plein de bruits et de cahots qui me donnait la nausée.
À Marseille, il pleut. Pendant des heures, nous attendons, sur le quai immense. Maman et moi, nous ne sommes pas les seules. Il y a beaucoup de gens sur les quais, entassés au milieu des bagages. Toute la nuit, nous attendons. Le vent froid souffle sur les quais, la pluie fait un brouillard autour des lumières électriques. Les gens sont couchés par terre contre les valises. Certains sont emmitouflés dans des couvertures de la Croix-Rouge. Il y a des enfants qui pleurent un peu, puis qui s’endorment tout d’un coup, écrasés de fatigue. Des hommes vêtus de noir, des Juifs qui parlent interminablement dans leurs langues. Ils parlent et fument, assis sur les bagages, et leurs voix résonnent bizarrement dans le vide de la gare.
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