Le soir, Elizabeth faisait travailler Esther, dans la chambre éclairée par une lampe à huile. Les carreaux de la porte-fenêtre étaient bouchés avec du papier bleu, à cause des bombardements. Quelquefois on entendait le bruit des avions, très haut, dans la nuit. Un grondement aigu qui venait de tous les côtés à la fois, qui emballait le cœur. Esther se serrait contre sa mère, elle appuyait sa tête contre sa poitrine. Les mains d’Elizabeth étaient froides, gercées par l’eau des lavages. « Ce n’est rien, maman, ils s’en vont. »
Quelquefois aussi, on entendait des coups de feu dans la nuit, qui résonnaient dans toute la vallée. C’étaient les partisans. Brao disait qu’ils s’appelaient Giustizia e Libertà, ils descendaient des montagnes pour attaquer les Allemands, du côté de Démonté, ou bien en descendant la Stura, là où le pont traverse la gorge vers Borgo San Dalmazzo.
Brao était un garçon de quinze ans, il avait été mis comme pensionnaire à l’asile des enfants, il était un des cas difficiles. Il s’était sauvé plusieurs fois de chez lui, il chapardait dans les fermes. Il était si mince et frêle qu’on aurait dit un enfant de douze ans, mais Esther le trouvait drôle. Il se sauvait à l’heure d’aller à l’église, il venait voir Esther dans la cour de la pension. Il parlait un peu en français, et beaucoup par signes. Elizabeth ne voulait pas qu’elle le voie. Elle ne voulait pas qu’Esther parle à quiconque, elle avait peur de tout, même de ceux qui étaient gentils. Elle disait que Brao était un voyou.
Esther aimait bien marcher avec Brao, dans les champs, à la lisière du village. Le matin, Brao s’échappait, et ensemble ils allaient à travers champs. La vallée brillait au soleil. Brao connaissait tous les chemins, tous les raccourcis, et aussi les pistes des animaux, des lapins de garenne, les cachettes des faisans, les endroits entre les roseaux d’où on pouvait guetter les hérons et les canards sauvages. Esther se souvenait de Mario, comme il marchait dans les grands champs d’herbes, à Saint-Martin, à la chasse aux vipères. Cela lui semblait loin, maintenant, comme dans un autre pays, comme dans une autre vie.
Avec Brao, elle allait marcher dans le lit de la rivière, du côté de Ruà. Au printemps, à la fonte des neiges, la Stura était une rivière immense, qui coulait d’un bord à l’autre en charriant de la boue, des troncs, des mottes d’herbes arrachées aux rives. Il y avait le bruit surtout, qui étourdissait, donnait le vertige. La nappe d’eau descendait, blanche de tourbillons, elle emportait tout. Esther rêvait qu’elle descendait la rivière sur un radeau de branches et d’herbes, jusqu’à la mer, et plus loin encore, de l’autre côté du monde. Brao disait que si on se laissait emporter par la rivière, on arriverait jusqu’à Venise. Il montrait l’est, au-delà des montagnes, et Esther ne pouvait pas comprendre comment cette eau voyageait si loin sans se perdre.
Dans le lit de la Stura, il y avait des îles. Les arbres avaient poussé, les herbes étaient hautes. La rivière se séparait en plusieurs bras, formait des baies, des caps, des péninsules. Il y avait des lacs d’azur. Sur les plages marchaient lourdement les corbeaux, puis ils s’envolaient quand on s’approchait, en poussant des cris âpres qui donnaient le frisson. Là, dans le lit de la rivière, tout était bien. Esther pouvait rester des heures, pendant que Brao cherchait des écrevisses. Il y avait toutes sortes de cachettes.
Là, Esther pensait à son père. C’était comme s’il était tout près, quelque part dans la montagne, dans la Costa dell’Arp, ou dans la Pissousa. De là-haut, il pouvait la voir. Il ne pouvait pas descendre, parce que le moment n’était pas encore venu, mais il la regardait. Esther sentait son regard sur elle, c’était doux et fort, une caresse, un souffle, ça se mêlait au vent dans les arbres, au froissement régulier de l’eau sur les plages de galets, même aux cris des corbeaux.
« Si tu pouvais voler comme cet oiseau, tu y serais ce soir même. » Alors Esther était avec lui, à Saint-Martin, elle tenait sa main, elle était dans son ombre, il était si grand, il faisait écran contre la lumière du soleil de l’été.
L’hiver, puis le printemps, tout était si lent, si long, comme quand on est très loin au fond d’une grotte et qu’on regarde vers la lumière. C’était à cause de ce qui était arrivé, là-bas, à Borgo San Dalmazzo. Elizabeth savait, mais elle n’en parlait jamais. Seulement, une fois, parce qu’Esther était partie avec Brao sur la route, là où la rivière est si large, avec tous ses bras et toutes ses îles, et qu’on ne voit presque plus les montagnes, Elizabeth était partie à sa recherche.
Esther l’avait rencontrée dans Ruà, à la nuit tombante, vêtue de sa robe-tablier à fleurs et chaussée de ses galoches, les cheveux cachés dans un foulard noir comme une paysanne. Elizabeth l’avait serrée contre elle, elle était glacée. C’était la première fois qu’Esther se rendait compte que sa mère était si fragile, comme si elle avait vieilli d’un coup. Elle avait honte, elle était en colère. « Pourquoi tu ne me laisses pas faire ce que je veux ? J’en ai assez, je veux qu’on s’en aille d’ici, il ne nous retrouvera jamais ici. » Elle ne voulait plus dire « papa », elle ne voulait plus penser à ce mot, plus croire à ce nom. Elle suffoquait, ses yeux étaient pleins de larmes. C’était étrange. Le brouillard passait sur les champs, s’accrochait aux ruelles, montait du lit de la rivière avec la nuit. Elizabeth serrait Esther, elles marchaient lentement, la tête un peu baissée, avec toutes ces gouttes de brouillard qui s’accrochaient à leur visage.
« Ils ont emmené tous ces gens, Hélène, tu comprends ? » Elizabeth parlait lentement, c’était pour cela que ses mains étaient glacées. Les mots étaient lents, et calmes, glacés aussi. « Ils les ont tous pris sur la route, à Borgo San Dalmazzo. Ils les ont tous emmenés, même les vieilles femmes et les petits enfants. Ils les ont mis dans leur train, ils ne reviendront jamais. Ils vont tous mourir. »
Après cela, chaque fois qu’Esther entendait le nom de Borgo San Dalmazzo, elle pensait au brouillard qui montait de la rivière, qui effaçait tout, les visages et les corps, qui noyait les noms.
Dans les bâtiments de la gare, ils avaient attendu. Les soldats allemands les avaient capturés facilement, à l’entrée de Borgo San Dalmazzo. Ils étaient épuisés de fatigue, de faim, de sommeil. Il y avait des jours qu’ils marchaient sur les sentiers rocailleux, sans abri. Quand ils avaient descendu la vallée étroite, ils avaient vu d’abord l’église d’Entracque, les toits du village, et ils s’étaient arrêtés, le cœur battant. Les enfants regardaient avec émerveillement. Ils pensaient qu’ils étaient arrivés, qu’il n’y avait plus rien à craindre, que la guerre était finie. La vallée brillait dans l’air du matin, il y avait déjà les couleurs de l’automne, un automne triomphant, enivrant presque. Au loin, il y avait un bruit de cloches, qui arrivait par bouffées, on voyait briller les vols de pigeons au-dessus des toits. C’était comme une fête.
Ils s’étaient remis en marche, ils avaient traversé le village. Les chiens aboyaient sur leur passage, les suivaient en courant le long des talus. Les enfants se serraient contre leurs mères. Sur le pas des portes, les villageois les regardaient passer. C’étaient des gens âgés pour la plupart, des paysannes, des vieilles habillées en noir. Ils regardaient sans rien dire, les yeux plissés à cause du soleil. Mais il n’y avait pas d’hostilité, ni de crainte. Tandis qu’ils traversaient, des femmes avaient marché vers eux, leur avaient tendu du pain, du fromage frais, des figues, elles avaient dit quelques mots dans leur langue.
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