À l’aube, les soldats italiens reprirent la route, suivis par les fugitifs. Le ciel était bleu profond au-dessus des hautes montagnes enneigées. Le chemin de pierres montait par lacets au-dessus de la chapelle. Lentement, retardée par les enfants et les vieux, la file suivait le chemin, minuscules silhouettes noires sur cette étendue de pierre.
Esther et Elizabeth traversaient maintenant un immense éboulis. Jamais Esther n’avait imaginé un tel paysage. Au-dessus d’elle, un chaos de pierres, sans un arbre, sans une herbe. Les blocs de rocher étaient arrêtés, en équilibre au bord du précipice. Le sentier était si étroit que des cailloux se détachaient sous les pas et déboulaient jusqu’au fond de la vallée. Peut-être à cause du danger, ou à cause du froid, personne ne parlait. Même les petits enfants marchaient le long du sentier étroit, sans dire une parole. On n’entendait que le bruit du torrent, invisible au fond de la vallée, les éboulements des cailloux, et le sifflement des respirations.
À un moment, Esther voulut poser la valise et s’asseoir, mais aussitôt sa mère la prit par la main, avec une sorte de dureté désespérée, et l’obligea à continuer sa marche.
Maintenant, les groupes de fugitifs s’étaient espacés. Les vieillards, les femmes enveloppées dans leurs châles noirs, qui étaient partis les derniers de la chapelle, étaient loin derrière. Les arêtes des montagnes les cachaient déjà. Les autres, les femmes avec des enfants, marchaient lentement, sans s’arrêter. Le sentier longeait un précipice, où quelques arbres avaient réussi à s’accrocher. Esther regardait en dessous d’elle un grand mélèze foudroyé, noirci, pareil à un squelette. De l’autre côté de la vallée, la montagne coupait le ciel, hérissée d’aiguilles, menaçante. Ici, il y avait la peur, mais aussi la beauté de la pierre brillant au soleil, le ciel impénétrable. Ce qui faisait peur, surtout, c’était ce qu’on voyait au bout de la vallée, ce vers quoi on marchait depuis déjà deux jours, la muraille sombre et bleue, étincelante de givre, noyée dans un grand nuage blanc qui fusait vers le centre du ciel. Cela semblait si lointain, si inaccessible, qu’Esther sentait le vertige. Comment pouvait-elle arriver jusque-là ? Est-ce qu’on pouvait vraiment y arriver ? Ou bien on leur avait menti, et tous les gens allaient se perdre dans les glaciers et dans les nuages, ils seraient engloutis dans les crevasses. Plus loin, comme le sentier zigzaguait à flanc de montagne, Esther a vu à nouveau des oiseaux noirs qui tournoyaient dans le ciel, mais cette fois c’étaient des éperviers silencieux.
Tout le long du sentier, au pied des escarpements, les fugitifs étaient arrêtés. Esther reconnut certaines des femmes qui étaient dans la chapelle. Elles étaient exténuées de fatigue et de faim, elles restaient assises sur les pierres, au bord du chemin, prostrées, le regard fixe. Les enfants étaient debout à côté d’elles, immobiles, silencieux. Quand elle passait devant eux, les filles regardaient Esther. Il y avait une drôle d’expression dans leur regard, quelque chose de sombre et de suppliant, comme si elles avaient voulu s’accrocher à elle par le regard.
Quand Esther et Elizabeth sont arrivées au lac, au pied de la haute montagne, le soleil était déjà caché par les nuages, la lumière déclinait. L’eau du lac était couleur glacée, éclairée par un névé qui la divisait comme un miroir. La plupart des fugitifs s’étaient assis au bord du lac, dans le chaos de rochers, pour se reposer. Mais les hommes et les femmes les plus valides repartaient déjà, commençaient l’ascension vers le col, tandis que les groupes de femmes et de vieillards harassés arrivaient les uns après les autres devant le lac.
Assise contre un rocher, à l’abri des rafales de vent, Esther regardait ceux qui arrivaient. Plusieurs fois, Elizabeth s’est mise debout : « Allons, il faut partir, on doit passer avant la nuit. » Mais Esther guettait le chemin, comme la veille, quand elle attendait son père. Mais ce n’était pas lui qu’elle voulait voir arriver. C’était le vieux Reb Eïzik Salanter, celui qui avait chanté et lu le livre dans la chapelle. Elle ne voulait pas partir sans lui. Comme sa mère s’impatientait encore, elle dit : « S’il te plaît ! Attendons encore un peu. » Sur la paroi rocheuse, devant eux, le nuage s’ourla, montrant un instant la ligne sombre du chemin qui se confondait avec un ravin, entre deux pitons aigus, puis il ressouda ses bords.
Déjà le tonnerre grondait au fond de ses cavernes. Elizabeth était pâle, nerveuse. Elle marchait au bord du lac, revenait en arrière. Les fugitifs partaient les uns après les autres. Seules restaient les femmes âgées, et quelques-unes avec de très jeunes enfants. En s’approchant de l’une d’elles, une jeune Polonaise aux cheveux roux serrés dans un châle noir, Esther vit qu’elle pleurait sans bruit, appuyée sur un rocher. Esther lui toucha l’épaule. Elle aurait voulu lui parler, l’encourager, mais elle ne savait rien dire dans sa langue. Alors elle prit un peu de pain et de fromage dans le sac à provisions et elle les lui tendit. La jeune femme la regarda sans sourire, et elle se mit à manger aussitôt, toujours courbée sur son rocher.
Enfin, un groupe de fugitifs apparut devant le lac. Esther reconnut Eïzik Salanter et sa famille. Appuyé sur son bâton, le vieil homme marchait avec difficulté sur le chemin de pierres. Les rafales de vent gonflaient son caftan et faisaient flotter sa barbe grise et ses cheveux. En le voyant, Esther comprit aussitôt qu’il était à bout de forces. Il s’assit au bord du lac, et les femmes et les hommes qui l’accompagnaient l’aidèrent à s’allonger sur la terre. Son visage tourné vers le ciel était devenu très blanc, déformé par l’angoisse. Esther, en s’approchant, entendit son souffle perdu qui sifflait. Cela, elle ne pouvait le supporter. Elle s’éloigna, et elle se réfugia dans les bras de sa mère. « Je veux m’en aller, maintenant », dit-elle à voix basse. Mais c’était Elizabeth à présent qui ne pouvait détacher son regard du vieil homme étendu sur le sol.
La lumière du ciel vacillait, devenait bizarrement rouge. Les grondements du tonnerre se rapprochaient. L’orage tournoyait, grands nuages obscurs qui se déchiraient contre les montagnes, se refermaient plus loin, glissaient comme des fumées entre les cimes neigeuses. L’homme qui accompagnait Reb Eïzik Salanter soudain se leva et se tourna vers Esther et Elizabeth. Il dit seulement, presque sans élever la voix, comme si c’étaient des politesses : « Le rabbi ne peut pas marcher, il doit rester se reposer. Partez. » Il dit cela aussi dans sa langue, aux femmes qui étaient avec lui. Alors, docilement, toutes, elles ramassèrent leurs paquets et leurs valises, et elles commencèrent à marcher vers le col.
Avant d’entrer dans le ravin qui s’enfonçait dans la montagne, et de disparaître dans les nuages, Esther s’arrêta pour regarder une dernière fois Eïzik et son compagnon, immobiles au bord du lac glacé. Cela faisait deux taches noires au milieu des rochers.
Le chemin montait en lacets entre les pitons. On ne voyait pas la fin. Les nuages noirs chargés d’éclairs étaient directement au-dessus d’Esther et de sa mère. Cela faisait peur, mais c’était si beau qu’Esther voulait monter encore plus haut, plus près des nuages. Les taches de brume rougeoyaient, glissaient, se déchiraient sur les aiguilles de pierre, coulaient le long des ravins comme des ruisseaux immatériels. Sous Esther et Elizabeth, tout avait disparu. Les femmes et les autres fugitifs étaient invisibles. On flottait entre ciel et terre et, pour la première fois, Esther pouvait imaginer ce que ressentent les oiseaux. Mais il n’y avait plus d’oiseaux ici, plus personne. On était dans un monde où ne vivent que les nuages, les traînées de nuages, et la foudre.
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