Rachel hésite au bord de la place. Il y a une grande lumière qui vient de l’hôtel, ça éclaire les arbres et les maisons comme un décor de théâtre. La lumière dessine des ombres fantastiques. Mais Rachel écoute le bruit de l’eau qui cascade dans le bassin, et elle se sent rassurée. Peut-être que les carabiniers et les soldats ont décidé de fêter la fin de la guerre. Pourtant, maintenant, Rachel sait bien que ce n’est pas vrai. La lumière qui éclaire la place est froide, elle fait briller les gouttes de pluie. Il n’y a aucun bruit, pas une voix. Tout est silencieux et vide.
En longeant la balustrade, Rachel s’approche de l’hôtel. Entre les troncs des arbres, elle voit la façade. Toutes les fenêtres sont éclairées. Les volets sont grands ouverts, la porte est ouverte aussi. La lumière est éblouissante.
Lentement, sans comprendre encore, Rachel s’approche de l’hôtel. La lumière lui fait mal et l’attire malgré elle, malgré son cœur qui bat trop fort et ses jambes qui tremblent. Jamais elle n’a vu autant de lumière. La nuit alentour semble encore plus épaisse, plus silencieuse. Quand Rachel arrive près de l’hôtel, elle voit le soldat debout devant la porte. Il est immobile, son fusil à la main, il regarde devant lui, comme s’il voulait trouer la nuit avec toute cette lumière. Rachel reste immobile. Puis, très lentement, elle recule, pour se cacher. Le soldat est un Allemand.
Alors elle voit les camions arrêtés, et dans l’ombre, la voiture noire de la Gestapo. Rachel recule jusqu’aux arbres, elle s’enfuit, elle descend en courant les ruelles jusqu’à la vieille maison, et ses pas résonnent dans le silence comme le galop d’un cheval. Son cœur bat si fort, elle sent une douleur au centre de sa poitrine, une brûlure. Pour la première fois de sa vie, elle a peur de mourir. Elle voudrait courir à travers les montagnes, jusqu’en Italie, jusqu’aux camps des soldats dans la nuit, elle voudrait entendre la voix de Mondoloni, sentir son odeur, nouer ses bras autour de sa taille. Mais elle arrive devant la porte de la maison, elle sait que c’est trop tard. Elle sait que maintenant les Allemands vont venir, ils vont la prendre, et son père et sa mère aussi, pour les emmener très loin. Elle attend un moment, que son cœur se calme et sa respiration s’apaise. Elle cherche les mots qu’elle va dire à son père et à sa mère, pour les rassurer, pour qu’ils ne sachent pas tout de suite. Elle les aime, à en mourir, et elle ne le savait pas.
À l’aube, la pluie les a réveillées. C’était une pluie fine qui bruissait doucement sur les aiguilles de pin au-dessus d’elles, et se mêlait au fracas du torrent. Les gouttes commençaient à traverser le toit de leur abri, les gouttes glacées tapotaient leur visage. Elizabeth a bien essayé d’arranger les branches, mais elle n’a réussi qu’à faire pleuvoir encore plus fort. Alors elles ont pris les valises et, enveloppées dans leurs châles, elles se sont blotties au pied d’un mélèze en frissonnant. La lumière du jour révélait la forme des arbres. Un brouillard blanc descendait la vallée. Il faisait si froid qu’Esther et Elizabeth restaient enlacées au pied du mélèze, sans avoir le courage de bouger.
Puis les voix des hommes ont résonné dans la forêt, des appels. Il a fallu se mettre debout, s’emmitoufler dans les habits humides, ramasser les valises, repartir.
Les pieds d’Esther étaient si endoloris qu’elle titubait sur le chemin de pierres, en regardant la silhouette de sa mère devant elle. D’autres formes surgissaient de la forêt, pareilles à des fantômes. Esther espérait voir derrière elle les fillettes polonaises. Mais il n’y avait plus de voix d’enfants, ni de rires. Seulement, à nouveau, le raclement des chaussures sur les pierres du chemin, et le bruit continu du torrent qui allait dans l’autre sens.
Prise par la brume, la forêt semblait sans fin. On ne voyait plus le haut des arbres, ni les montagnes. C’était comme si on marchait sans but, penché en avant, alourdi par le poids des valises, trébuchant, les pieds meurtris par les arêtes des cailloux. Esther et Elizabeth dépassaient des fugitifs, qui étaient partis avant l’aube, et qui étaient déjà fatigués. Des vieilles femmes assises sur leurs paquets au bord du chemin, et dans la brume leur visage semblait encore plus pâle. Elles ne se plaignaient pas. Elles attendaient au bord du chemin, parfois toutes seules, l’air résigné.
Le chemin arrivait jusqu’au torrent, et maintenant il fallait traverser à gué. Le brouillard, en s’écartant, laissait voir la pente d’en face, couverte de mélèzes sombres, et le ciel bleu clair. Cela a donné du courage à Elizabeth, et elle a franchi le torrent en donnant la main à Esther, puis elles ont commencé à monter la pente de la montagne, sans s’arrêter. Plus haut, à main droite, il y avait une grange de pierre où des fugitifs avaient dû passer la nuit car l’herbe était piétinée tout autour. De nouveau, Esther a entendu les cris des chocards. Mais au lieu de l’inquiéter, ces cris lui firent plaisir, parce qu’ils voulaient dire : « Nous sommes là, nous sommes avec vous ! »
Avant midi, Esther et Elizabeth sont arrivées au sanctuaire. Au sortir de la forêt, la vallée s’élargissait et, sur un plateau dominant le torrent, elles ont vu les maisons militaires et la chapelle. Esther se rappelait quand Gasparini parlait de la Madone, de la statue qu’on montait au sanctuaire en été, et qu’on redescendait en hiver, vêtue d’un manteau pour qu’elle n’ait pas froid. Cela lui semblait tellement lointain qu’elle ne comprenait pas qu’elle était arrivée. Elle croyait qu’elle allait voir la statue dans une grotte, cachée au milieu des arbres, entourée de fleurs. Elle regardait sans comprendre ces grandes bâtisses laides qui ressemblaient à des casernes.
En continuant le chemin, Esther et sa mère sont arrivées jusqu’à la plate-forme. La place, devant la chapelle, était pleine de monde. Les fugitifs étaient là, déjà, tous ceux qui étaient partis dans la nuit. Les hommes, les jeunes gens, les femmes, les enfants, et même des vieillards vêtus de caftans étaient sur la place, assis par terre, le dos appuyé contre les murs. Il y avait aussi les soldats italiens de la IV eArmée. Ils étaient installés dans une des bâtisses. Ils étaient assis au-dehors, l’air fatigué, et malgré leurs uniformes ils avaient l’air, eux aussi, de fugitifs. Esther a cherché des yeux le capitaine Mondoloni, mais il n’était pas là. Il avait dû partir par l’autre voie, par le col de Ciriega, peut-être qu’il était déjà arrivé en Italie. Rachel non plus n’était pas là.
Esther a serré la main d’Elizabeth : « Est-ce que c’est ici que papa va nous rejoindre ? » Mais Elizabeth n’a pas répondu. Elle a déposé des bagages devant le mur de la bâtisse, et elle a demandé à Esther de les garder. Elle est allée parler à des hommes qui étaient avec M. Seligman. Mais eux ne savaient rien. Esther a entendu qu’ils parlaient du chemin de Berthemont, de la Passe. Ils montraient l’autre côté de la vallée, la haute montagne déjà sombre. Elizabeth est revenue. Sa voix était voilée, fatiguée. Elle a dit seulement : « On va attendre ici jusqu’à demain matin. On traversera demain matin. Il va nous rejoindre ici. » Mais Esther a compris qu’elle ne savait rien.
Les fugitifs se sont installés pour la nuit. Les soldats italiens ont ouvert la porte d’une des bâtisses, ils ont aidé les femmes à porter leurs valises. Ils ont donné des couvertures pour les lits, et ils ont même apporté du café chaud. Esther ne connaissait pas ces soldats. Certains étaient tout jeunes, presque des enfants. Ils disaient : « La guerre est finie. » Ils riaient.
Читать дальше